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B  I  B  L  I  O  T  H  E  Q  U  E ~ V  I  R  T  U  E  L  L  E
Guy Debord
La societé du spectacle
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V. Temps et histoire
 

« O gentilshommes, la vie est courte... Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des rois. »

Shakespeare (Henry IV).
 
 
 
 

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L'homme, «l'être négatif qui est uniquement dans la mesure où il supprime l'Etre», est identique au temps. L'appropriation par l'homme de sa propre nature est aussi bien sa saisie du déploiement de l'univers. «L'histoire est elle-même une partie de l'histoire naturelle, de la transformation de la nature en homme.» (Marx). Inversement cette «histoire naturelle» n'a d'autre existence effective qu'à travers le processus d'une histoire humaine, de la seule partie qui retrouve ce tout historique, comme le téléscope moderne dont la portée rattrape dans le temps la fuite des nébuleuses à la périphérie de l'univers. L'histoire a toujours existé, mais pas toujours sous sa forme historique. La temporalisation de l'homme, telle qu'elle s'effectue par la médiation d'une société, est égale à une humanisation du temps. Le mouvement inconscient du temps se manifeste et devient vrai dans la conscience historique.
 
 
 
 

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Le mouvement proprement historique, quoique encore caché, commence dans la lente et insensible formation de «la nature réelle de l'homme», cette «nature qui naît dans l'histoire humaine - dans l'acte générateur de la société humaine-», mais la société qui alors a maîtrisé une technique et un langage, si elle est déjà le produit de sa propre histoire, n'a conscience que d'un présent perpétuel. Toute connaissance, limitée à la mémoire des plus anciens, y est toujours portée par des vivants. Ni la mort, ni la procréation ne sont comprises comme une loi du temps. Le temps reste immobile, comme un espace clos. Quand une société plus complexe en vient à prendre conscience du temps, son travail est bien plutôt de le nier, car elle voit dans le temps non ce qui passe, mais ce qui revient. La société statique organise le temps selon son expérience immédiate de la nature, dans le modèle du temps cyclique.
 
 
 
 

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Le temps cyclique est déjà dominant dans l'expérience des peuples nomades, parce que ce sont les mêmes conditions qui se retrouvent devant eux à tout moment de leur passage : Hegel note que «l'errance des nomades est seulement formelle, car elle est limitée à des espaces uniformes». La société, qui en se fixant localement, donne à l'espace un contenu par l'aménagement de lieux individualisés, se trouve par là même enfermée à l'intérieur de cette localisation. Le retour temporel en des lieux semblables est maintenant le pur retour du temps dans un même lieu, la répétition d'une série de gestes. Le passage du nomadisme pastoral à l'agriculture sédentaire est la fin de la liberté paresseuse et sans contenu, le début du labeur. Le mode de production agraire en général, dominé par le rythme des saisons, est la base du temps cyclique pleinement constitué. L'éternité lui est intérieure : c'est ici-bas le retour du même. Le mythe est la construction unitaire de la pensée qui garantit tout l'ordre cosmique autour de l'ordre que cette société a déjà en fait réalisé dans ses frontières.
 
 
 
 

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L'appropriation sociale du temps, la production de l'homme par le travail humain, se développent dans une société divisée en classes. Le pouvoir qui s'est constitué au-dessus de la pénurie de la société du temps cyclique, la classe qui organise ce travail social et s'en approprie la plus-value limitée, s'approprie également la plus-value temporelle de son organisation du temps social : elle possède pour elle seule le temps irréversible du vivant. La seule richesse qui peut exister concentrée dans le secteur du pouvoir pour être matériellement dépensée en fête somptuaire, s'y trouve aussi dépensée en tant que dilapidation d'un temps historique de la surface de la société. Les propriétaires de la plus-value historique détiennent la connaissance et la jouissance des événements vécus. Ce temps, séparé de l'organisation collective du temps qui prédomine avec la prédiction répétitive de la base de la vie sociale, coule au-dessus de sa propre communauté statique. C'est le temps de l'aventure et de la guerre, où les maîtres de la société cyclique parcourent leur histoire personnelle ; et c'est également le temps qui apparaît dans le heurt des communautés étrangères, le dérangement de l'ordre immuable de la société. L'histoire survient donc devant les hommes comme un facteur étranger, comme ce qu'ils n'ont pas voulu et ce contre quoi ils se croyaient abrités. Mais par ce détour revient aussi l'inquiétude négative de l'humain, qui avait été à l'origine même de tout le développement qui s'était endormi.
 
 
 
 

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Le temps-cyclique est en lui-même le temps sans conflit. Mais dans cette enfance du temps le conflit est installé : l'histoire lutte d'abord pour être l'histoire dans l'activité pratique des maîtres. Cette histoire crée superficiellement de l'irréversible ; son mouvement constitue le temps même qu'il épuise, à l'intérieur du temps inépuisable de la société cyclique.
 
 
 
 

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Les «sociétés froides» sont celles qui ont ralenti à l'extrême leur part d'histoire ; qui ont maintenu dans un équilibre constant leur opposition à l'environnement naturel humain, et leurs oppositions internes. Si l'extrême diversité des institutions établies à cette fin témoigne de la plasticité de l'auto-création de la nature humaine, ce témoignage n'apparaît évidemment que pour l'observateur extérieur, pour l'ethnologue revenu du temps historique. Dans chacune de ces sociétés, une structuration définitive a exclu le changement. Le conformisme absolu des pratiques sociales existantes, auxquelles se trouvent à jamais identifiées toutes les possibilités humaines, n'a plus d'autre limite extérieure que la crainte de retomber dans l'animalité sans forme. Ici, pour rester dans l'humain, les hommes doivent rester les mêmes.
 
 
 
 

131
 

La naissance du pouvoir politique, qui paraît être en relation avec les dernières grandes révolutions de la technique, comme la fonte du fer, au seuil d'une période qui ne connaîtra plus de bouleversement en profondeur jusqu'à l'apparition de l'industrie, est aussi le moment qui commence à dissoudre les liens de la consanguinité. Dès lors la succession des générations sort de la sphère du pur cycle naturel pour devenir événement orienté, succession de pouvoirs. Le temps irréversible est le temps de celui qui règne ; et les dynasties sont sa première mesure. L'écriture est son arme. Dans l'écriture, le langage atteint sa pleine réalité indépendante de médiation entre les consciences. Mais cette indépendance est identique à l'indépendance générale du pouvoir séparé, comme médiation qui constitue la société. Avec l'écriture apparaît une conscience qui n'est plus portée et transmise dans la relation immédiate des vivants : une mémoire impersonnelle, qui est celle de l'administration de la société. «Les écrits sont les pensées de l'Etat ; les archives sa mémoire.» (Novalis)
 
 
 
 

132
 

La chronique est l'expression du temps irréversible du pouvoir, et aussi l'instrument qui maintient la progression volontariste de ce temps à partir de son tracé antérieur, car cette orientation du temps doit s'effondrer avec la force de chaque pouvoir particulier ; retombant dans l'oubli indifférent du seul temps cyclique connu par les masses paysannes qui, dans l'écroulement des empires et de leurs chronologies, ne changent jamais. Les possesseurs de l'histoire ont mis dans le temps un sens : une direction qui est aussi une signification. Mais cette histoire se déploie et succombe à part ; elle laisse immuable la société profonde, car elle est justement ce qui reste séparé de la réalité commune. C'est en quoi l'histoire des empires de l'Orient se ramène pour nous à l'histoire des religions : ces chronologies retombées en ruines n'ont laissé que l'histoire apparemment autonome des illusions qui les enveloppaient. Les maîtres qui détiennent la propriété privée de l'histoire, sous la protection du mythe, la détiennent eux-mêmes d'abord sur le mode de l'illusion : en Chine et en Egypte ils ont eu longtemps le monopole de l'immortalité de l'âme ; comme leurs premières dynasties reconnues sont l'aménagement imaginaire du passé. Mais cette possession illusoire des maîtres est aussi toute la possession possible, à ce moment, d'une histoire commune et de leur propre histoire. L'élargissement de leur pouvoir historique effectif va de pair avec une vulgarisation de la possession mythique illusoire. Tout ceci découle du simple fait que c'est dans la mesure même où les maîtres se sont chargés de garantir mythiquement la permanence du temps cyclique, comme dans les rites saisonniers des empereurs chinois, qu'ils s'en sont eux-mêmes relativement affranchis.
 
 
 
 

133
 

Quand la sèche chronologie sans explication du pouvoir divinisé parlant à ses serviteurs, qui ne veut être comprise qu'en tant qu'exécution terrestre des commandements du mythe, peut être surmonté et devient histoire consciente, il a fallu que la participation réelle à l'histoire ait été vécue par des groupes étendus. De cette communication pratique entre ceux qui se sont reconnus comme les possesseurs d'un présent singulier, qui ont éprouvé la richesse qualitative des événements comme leur activité et le lieu où ils demeuraient - leur époque -, naît le langage général de la communication historique. Ceux pour qui le temps irréversible a existé y découvrent à la fois le mémorable et la menace de l'oubli : «Hérodote d'Halicarnasse présente ici les résultats de son enquête, afin que le temps n'abolisse pas les travaux des hommes...»
 
 
 
 

134
 

Le raisonnement sur l'histoire est, inséparablement, raisonnement sur le pouvoir. La Grèce a été ce moment où le pouvoir et son changement se discutent et se comprennent, la démocratie des maîtres de la société. Là était l'inverse des conditions connues par l'Etat despotique, où le pouvoir ne règle jamais ses comptes qu'avec lui-même, dans l'inaccessible obscurité de son point le plus concentré : par la révolution de palais, que la réussite ou l'échec mettent également hors de discussion. Cependant, le pouvoir partagé des communautés grecques n'existait que dans la dépense d'une vie sociale dont la production restait séparée et statique dans la classe servile. Seuls ceux qui ne travaillent pas vivent. Dans la division des communautés grecques, et la lutte pour l'exploitation des cités trangères, était extériorisé le principe de la séparation qui fondait intérieurement chacune d'elles. La Grèce, qui avait rêvé l'histoire universelle, ne parvint pas à s'unir devant l'invasion ; ni même à unifier les calendriers de ses cités indépendantes. En Grèce le temps historique est devenu conscient, mais pas encore conscient de lui-même.
 
 
 
 

135
 

Après la disparition des conditions localement favorables qu'avaient connues les communautés grecques, la régression de la pensée historique occidentale n'a pas été accompagnée d'une reconstitution des anciennes organisations mythiques. Dans le heurt des peuples de la Méditerranée, dans la formation et l'effondrement de l'Etat romain, sont apparues des religions semi-historiques qui devenaient des facteurs fondamentaux de la nouvelle conscience du temps, et la nouvelle armure du pouvoir séparé.
 
 
 
 

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Les religions monothéistes ont été un compromis entre le mythe et l'histoire, entre le temps cyclique dominant encore la production et le temps irréversible où s'affrontent et se recomposent les peuples. Les religions issues du judaïsme sont la reconnaissance universelle abstraite du temps irréversible qui se trouve démocratisé, ouvert à tous, mais dans l'illusoire. Le temps est orienté tout entier vers un seul événement final : «Le royaume de Dieu est proche.» Ces religions sont nées sur le sol de l'histoire, et s'y sont établies. Mais là encore elles se maintiennent en opposition radicale à l'histoire. La religion semi-historique établit un point de départ qualitatif dans le temps, la naissance du Christ, la fuite de Mahomet, mais son temps irréversible - introduisant une accumulation effective qui pourra dans l'Islam prendre la figure d'une conquête, ou dans le Christianisme de la Réforme celle d'un accroissement du capital - est en fait inversé dans la pensée religieuse comme un compte à rebours : l'attente, dans le temps qui diminue, de l'accès à l'autre monde véritable, l'attente du Jugement dernier. L'éternité est sortie du temps cyclique. Elle est son au-delà. Elle est l'élément qui rabaisse l'irréversibilité du temps, qui supprime l'histoire dans l'histoire même, en se plaçant, comme un pur élément ponctuel où le temps cyclique est rentré et s'est aboli, de l'autre côté du temps irréversible. Bossuet dira encore : «Et par le moyen du temps qui passe, nous entrons dans l'éternité qui ne passe pas.»
 
 
 
 

137
 

Le moyen âge, ce monde mythique inachevé qui avait sa perfection hors de lui, est le moment où le temps cyclique, qui règle encore la part principale de la production, est réellement rongé par l'histoire. Une certaine temporalité irréversible est reconnue individuellement à tous, dans la succession des âges de la vie, dans la vie considérée comme un voyage, un passage sans retour dans un monde dont le sens est ailleurs : le pèlerin est l'homme qui sort de ce temps cyclique pour être effectivement ce voyageur que chacun est comme signe. La vie historique personnelle trouve toujours son accomplissement dans la sphère du pouvoir, dans la participation aux luttes menées par le pouvoir et aux luttes pour la dispute du pouvoir ; mais le temps irréversible du pouvoir est partagé à l'infini, sous l'unification générale du temps orienté de l'ère chrétienne, dans un monde de la confiance armée, où le jeu des maîtres tourne autour de la fidélité et de la contestation de la fidélité due. Cette société féodale, née de la rencontre de «la structure organisationnelle de l'armée conquérante telle qu'elle s'est développée pendant la conquête» et des «forces productives trouvées dans le pays conquis» (Idéologie allemande) - et il faut compter dans l'organisation de ces forces productives leur langage religieux - a divisé la domination de la société entre l'Eglise et le pouvoir étatique, à son tour subdivisé dans les complexes relation de suzeraineté et de vassalité des tenures territoriales et des communes urbaines. Dans cette diversité de la vie historique possible, le temps irréversible qui emportait inconsciemment la société profonde, le temps vécu par la bourgeoisie dans la production des marchandises, la fondation et l'expansion des villes, la découverte commerciale de la Terre - l'expérimentation pratique qui détruit à jamais toute organisation mythique du cosmos - se révéla lentement comme le travail inconnu de l'époque, quand la grande entreprise historique officielle de ce monde eut échoué avec les Croisades.
 
 
 
 

138
 

Au déclin du moyen-âge, le temps irréversible qui envahit la société est ressenti, par la conscience attachée à l'ancien ordre, sous la forme d'une obsession de la mort. C'est la mélancolie de la dissolution d'un monde, le dernier où la sécurité du mythe équilibrait encore l'histoire ; et pour cette mélancolie toute chose terrestre s'achemine seulement vers sa corruption. Les grandes révoltes des paysans d'Europe sont aussi leur tentative de réponse à l'histoire qui les arrachait violemment au sommeil patriarcal qu'avait garanti la tutelle féodale. C'est l'utopie millénariste de la réalisation terrestre du paradis, où revient au premier plan ce qui était à l'origine de la religion semi-historique, quand les communautés chrétiennes, comme le messianisme judaïque dont elles venaient, réponses aux troubles et au malheur de l'époque, attendaient la réalisation imminente du royaume de Dieu et ajoutaient un facteur d'inquiétude et de subversion dans la société antique. Le christianisme étant venu à partager le pouvoir dans l'empire avait démenti à son heure, comme simple superstition, ce qui subsistait de cette espérance : tel est le sens de l'affirmation augustienne, archétype de tous les satisfecit de l'idéologie moderne, selon laquelle l'Eglise installée était déjà depuis longtemps ce royaume dont on avait parlé. La révolte sociale de la paysannerie millénariste se définit naturellement d'abord comme une volonté de destruction de l'Eglise. Mais le millénarisme se déploie dans le monde historique, et non sur le terrain du mythe. Ce ne sont pas, comme croit le montrer Norman Cohn dans la Poursuite du Millenium, les espérances révolutionnaires modernes qui sont des suites irrationnelles de la passion religieuse du millénarisme. Tout au contraire, c'est le millénarisme, lutte de classe révolutionnaire parlant pour la dernière fois la langue de la religion, qui est déjà une tendance révolutionnaire moderne, à laquelle manque encore la conscience de n'être historique. Les millénaristes devaient perdre parce qu'ils ne pouvaient reconnaître la révolution comme leur propre opération. Le fait qu'ils attendent d'agir sur un signe extérieur de la décision de Dieu est la traduction en pensée d'une pratique dans laquelle les paysans insurgés suivent des chefs pris hors d'eux-mêmes. La classe paysanne ne pouvait atteindre une conscience juste du fonctionnement de la société, et de la façon de mener sa propre lutte : c'est parce qu'elle manquait de ces conditions d'unité dans son action et dans sa conscience qu'elle exprima son projet et mena ses guerres selon l'imagerie du paradis terrestre.
 
 
 
 

139
 

La possession nouvelle de la vie historique, la Renaissance qui trouve dans l'Antiquité son passé et son droit, porte en elle la rupture joyeuse avec l'éternité. Son temps irréversible est celui de l'accumulation infinie des connaissances, et la conscience historique issue de l'expérience des communautés démocratiques et des forces qui les ruinent va reprendre, avec Machiavel, le raisonnement sur le pouvoir désacralisé, dire l'indicible de l'Etat. Dans la vie exubérante des cités italiennes, dans l'art des fêtes, la vie se connaît comme une jouissance du passage du temps. Mais cette jouissance du passage devait être elle-même passagère. La chanson de Laurent de Médicis, que Burckhardt considère comme l'expression de «l'esprit même de la Renaissance», est l'éloge que cette fragile fête de l'histoire a prononcé sur elle-même : «Comme elle est belle, la jeunesse - qui s'en va si vite.»
 
 
 
 

140
 

Le mouvement constant de monopolisation de la vie historique par l'Etat de la monarchie absolue, forme de transition vers la complète domination de la classe bourgeoise, fait paraître dans sa vérité ce qu'est le nouveau temps, irréversible de la bourgeoisie. C'est au temps du travail, pour la première fois affranchi du cyclique, que la bourgeoisie est liée. Le travail est devenu, avec la bourgeoisie, travail qui transforme les conditions historiques. La bourgeoisies est la première classe dominante pour qui le travail est une valeur. Et la bourgeoisie qui supprime tout privilège, qui ne reconnaît aucune valeur qui ne découle de l'exploitation du travail, a justement identifié au travail sa propre valeur comme classe dominante, et fait du progrès du travail son propre progrès. La classe qui accumule les marchandises et le capital modifie continuellement la nature en modifiant le travail lui-même, en déchaînant sa productivité. Toute vie sociale s'est déjà concentrée dans la pauvreté ornementale de la Cour, parure de la froide administration étatique qui culmine dans le «métier de roi» ; et toute liberté historique particulière a dû consentir à sa perte. La liberté du jeu temporel irréversible des féodaux s'est consumée dans leurs dernières batailles perdues avec les guerres de la Fronde ou le soulèvement des Ecossais pour Charles-Edouard. Le monde a changé de base.
 
 
 
 

141
 

La victoire de la bourgeoisie est la victoire du temps profondément historique, parce qu'il est le temps de la production économique qui transforme la société, en permanence et de fond en comble. Aussi longtemps que la production agraire demeure le travail principal, le temps cyclique qui demeure présent au fond de la société nourrit les forces coalisées de la tradition, qui vont freiner le mouvement. Mais le temps irréversible de l'économie bourgeoise extirpe ces survivances dans toute l'étendue du monde. L'histoire qui était apparue jusque-là comme le seul mouvement des individus de la classe dominante, et donc écrite comme histoire événementielle, est maintenant comprise comme le mouvement général, et dans ce mouvement sévère les individus sont sacrifiés. L'histoire qui découvre sa base dans l'économie politique sait maintenant l'existence de ce qui était son inconscient, mais qui pourtant reste encore l'inconscient qu'elle ne peut tirer au jour. C'est seulement cette préhistoire aveugle, une nouvelle fatalité que personne ne domine, que l'économie marchande a démocratisée.
 
 
 
 

142
 

L'histoire qui est présente dans toute la profondeur de la société tend à se perdre à la surface. Le triomphe du temps irréversible est aussi sa métamorphose en temps des choses, parce que l'arme de sa victoire a été précisément la production en série des objets, selon les lois de la marchandise. Le principal produit que le développement économique a fait passer de la rareté luxueuse à la consommation courante est donc l'histoire, mais seulement en tant qu'histoire du mouvement abstrait des choses qui domine tout usage qualitatif de la vie. Alors que le temps cyclique antérieur avait supporté une part croissante de temps historique vécu par des individus et des groupes, la domination du temps irréversible de la production va tendre à éliminer socialement ce temps vécu.
 
 
 
 

143
 

Ainsi la bourgeoisie a fait connaître et a imposé à la société un temps historique irréversible, mais lui en refuse l'usage. «Il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus», parce que la classe des possesseurs de l'économie, qui ne peut rompre avec l'histoire économique, doit aussi refouler comme une menace immédiate tout autre emploi irréversible du temps. La classe dominante, faite de spécialistes de la possession des choses qui sont eux-mêmes, par là, une possession des choses, doit lier son sort au maintien de cette histoire réifiée, à la permanence d'une nouvelle immobilité dans l'histoire. Pour la première fois le travailleur, à la base de la société, n'est pas matériellement étranger à l'histoire, car c'est maintenant par sa base que la société se meut irréversiblement. Dans la revendication de vivre le temps historique qu'il fait, le prolétariat trouve le simple centre inoubliable de son projet révolutionnaire ; et chacune des tentatives jusqu'ici brisées d'exécution de ce projet marque un point de départ possible de la vie nouvelle historique.
 
 
 
 

144
 

Le temps irréversible de la bourgeoisie maîtresse du pouvoir s'est d'abord présenté sous son propre nom, comme une origine absolue, l'an I de la République. Mais l'idéologie révolutionnaire de la liberté générale qui avait abattu les derniers restes d'organisation mythique des valeurs, et toute réglementation traditionnelle de la société, laissait déjà voir la volonté réelle qu'elle avait habillée à la romaine : la liberté du commerce généralisée. La société de la marchandise, découvrant alors qu'elle devait reconstruire la passivité qu'il lui avait fallu ébranler fondamentalement pour établir son propre règne pur, «trouve dans le christianisme avec son culte de l'homme abstrait... le complément religieux le plus convenable» (Le Capital). La bourgeoisie a conclu alors avec cette religion un compromis qui s'exprime aussi dans la présentation du temps : son propre calendrier abandonné, son temps irréversible est revenu se mouler dans l'ère chrétienne dont il continue la succession.
 
 
 
 

145
 

Avec le développement du capitalisme, le temps irréversible est unifié mondialement. L'histoire universelle devient une réalité, car le monde entier est rassemblé sous le développement de ce temps. Mais cette histoire qui partout à la fois est la même, n'est encore que le refus intra-historique de l'histoire. C'est le temps de la production économique, découpé en fragments abstraits égaux, qui se manifeste sur toute la planète comme le même jour. Le temps irréversible unifié est celui du marché mondial, et corollairement du spectacle mondial.
 
 
 
 

146
 

Le temps irréversible de la production est d'abord la mesure des marchandises. Ainsi donc le temps qui s'affirme officiellement sur toute l'étendue du monde comme le temps général de la société, ne signifiant que les intérêts spécialisés qui le constituent, n'est qu'un temps particulier.
 
 
 
 

VI. Le temps spectaculaire
 

« Nous n'avons rien à nous que le temps, dont jouissent ceux-mêmes qui n'ont point de demeure. »
 

Balthasar Gracian (L'homme de cour).
 
 
 
 

147
 

Le temps de la production, le temps-marchandise, est une accumulation infinie d'intervalles équivalents. C'est l'abstraction du temps irréversible, dont tous les segments doivent prouver sur le chronomètre leur seule égalité quantitative. Ce temps est, dans toute sa réalité effective, ce qu'il est dans son caractère échangeable. C'est dans cette domination sociale du temps-marchandise que le «le temps est tout, l'homme n'est rien ; il est tout au plus la carcasse du temps» (Misère de la Philosophie). C'est le temps dévalorisé, l'inversion complète du temps comme «champ de développement humain».
 
 
 
 

148
 

Le temps général du non-développement humain existe aussi sous l'aspect complémentaire d'un temps consommable qui retourne vers la vie quotidienne de la société, à partir de cette production déterminée, comme un temps pseudo-cyclique.
 
 
 
 

149
 

Le temps pseudo-cyclique n'est en fait que le déguisement consommable du temps-marchandise de la production. Il en contient les caractères essentiels d'unités homogènes échangeables et de suppression de la dimension qualitative. Mais étant le sous-produit de ce temps destiné à l'arriération de la vie quotidienne concrète - et au maintien de cette arriération -, il doit être chargé de pseudo-valorisations et apparaître en une suite de moments faussement individualisés.
 
 
 
 

150
 

Le temps pseudo-cyclique est celui de la consommation de la survie économique moderne, la survie augmentée, où le vécu quotidien reste privé de décision et soumis, non plus à l'ordre naturel, mais à la pseudo-nature développée dans le travail aliéné ; et donc ce temps retrouve tout naturellement le vieux rythme cyclique qui réglait la survie des sociétés pré-industrielles. Le temps pseudo-cyclique à la fois prend appui sur les traces naturelles du temps cyclique, et en compose de nouvelles combinaisons homologues : le jour et la nuit, le travail et le repos hebdomadaire, le retour des périodes de vacances.
 
 
 
 

151
 

Le temps pseudo-cyclique est un temps qui a été transformé par l'industrie. Le temps qui a sa base dans la production des marchandises est lui-même une marchandise consommable, qui rassemble tout ce qui s'était auparavant distingué, lors de la phase de dissolution de la vieille société unitaire, en vie privée, vie économique, vie politique. Tout le temps consommable de la société moderne en vient à être traité en matière première de nouveaux produits diversifiés qui s'imposent sur le marché comme emplois du temps socialement organisés. «Un produit qui existe déjà sous une forme qui le rend propre à la consommation peut cependant devenir à son tour matière première d'un autre produit.» (Le Capital)
 
 
 
 

152
 

Dans son secteur le plus avancé, le capitalisme concentré s'oriente vers la vente de blocs de temps «tout équipés», chacun d'eux constituant une seule marchandise unifiée, qui a intégré un certain nombre de marchandises diverses. C'est ainsi que peut apparaître, dans l'économie en expansion des «services» et des loisirs, la formule du paiement calculé «tout compris», pour l'habitat spectaculaire, les pseudo-déplacements collectifs des vacances, l'abonnement à la consommation culturelle, et la vente de la sociabilité elle-même en «conversations passionnantes» et «rencontres de personnalités». Cette sorte de marchandise spectaculaire, qui ne peut évidemment avoir cours qu'en fonction de la pénurie accrue des réalités correspondantes, figure aussi bien évidemment parmi les articles-pilotes de la modernisation des ventes, en étant payable à crédit.
 
 
 
 

153
 

Le temps pseudo-cyclique consommable est le temps spectaculaire, à la fois comme temps de la consommation des images, au sens restreint, et comme image de la consommation du temps, dans toute son extension. Le temps de la consommation des images, médium de toutes les marchandises, est inséparablement le champ où s'exercent pleinement les instruments du spectacle, et le but que ceux-ci présentent globalement, comme lieu et comme figure centrale de toutes les consommations particulières : on sait que les gains de temps constamment recherchés par la société moderne - qu'il s'agisse de la vitesse des transports ou de l'usage des potages en sachets - se traduisent positivement pour la population des Etats-Unis dans ce fait que la seule contemplation de la télévision l'occupe en moyenne entre trois et six heures par jour. L'image sociale de la consommation du temps, de son côté, est exclusivement dominée par les moments de loisirs et de vacances, moments représentés à distance et désirables par postulat, comme toute marchandise spectaculaire. Cette marchandise est ici explicitement donnée comme le moment de la vie réelle, dont il s'agit d'attendre le retour cyclique. Mais dans ces moments même assignés à la vie, c'est encore le spectacle qui se donne à voir et à reproduire, en atteignant un degré plus intense. Ce qui a été représenté comme la vie réelle se révèle simplement comme la vie plus réellement spectaculaire.
 
 
 
 

154
 

Cette époque, qui se montre à elle-même son temps comme étant essentiellement le retour précipité de multiples festivités, est également une époque sans fête. Ce qui était, dans le temps cyclique, le moment de la participation d'une communauté à la dépense luxueuse de la vie, est impossible pour la société sans communauté et sans luxe. Quand ses pseudo-fêtes vulgarisées, parodies du dialogue et du don, incitent à un surplus de dépense économique, elles ne ramènent que la déception toujours compensée par la promesse d'une déception nouvelle. Le temps de la survie moderne doit, dans le spectacle, se vanter d'autant plus hautement que sa valeur d'usage s'est réduite. La réalité du temps a été remplacée par la publicité du temps.
 
 
 
 

155
 

Tandis que la consommation du temps cyclique des sociétés anciennes était en accord avec le travail réel de ces sociétés, la consommation pseudo-cyclique de l'économie développée se trouve en contradiction avec le temps irréversible abstrait de sa production. Alors que le temps cyclique était le temps de l'illusion immobile, vécu réellement, le temps spectaculaire est le temps de la réalité qui se transforme, vécu illusoirement.
 
 
 
 

156
 

Ce qui est toujours nouveau dans le processus de la production des choses ne se retrouve pas dans la consommation, qui reste le retour largi du même. Parce que le travail mort continue de dominer le travail vivant, dans le temps spectaculaire le passé domine le présent.
 
 
 
 

157
 

Comme autre côté de la déficience de la vie historique générale, la vie individuelle n'a pas encore d'histoire. Les pseudo-événements qui se pressent dans la dramatisation spectaculaire n'ont pas été vécus par ceux qui en sont informés ; et de plus ils se perdent dans l'inflation de leur remplacement précipité, à chaque pulsion de la machinerie spectaculaire. D'autre part, ce qui a été réellement vécu est sans relation avec le temps irréversible officiel de la société, et en opposition directe au rythme pseudo-cyclique du sous-produit consommable de ce temps. Ce vécu individuel de la vie quotidienne séparée reste sans langage, sans concept, sans accès critique à son propre passé qui n'est consigné nulle part. Il ne se communique pas. Il est incompris et oublié au profit de la fausse mémoire spectaculaire du non-mémorable.
 
 
 
 

158
 

Le spectacle, comme organisation sociale présente de la paralysie de l'histoire et de la mémoire, de l'abandon de l'histoire qui s'érige sur la base du temps historique, est la fausse conscience du temps.
 
 
 
 

159
 

Pour amener les travailleurs au statut de producteurs et consommateurs «libres» du temps-marchandise, la condition préalable a été l'expropriation violente de leur temps. Le retour spectaculaire du temps n'est devenu possible qu'à partir de cette première dépossession du producteur.
 
 
 
 

160
 

La part irréductiblement biologique qui reste présente dans le travail, tant dans la dépendance du cyclique naturel de la veille et du sommeil que dans l'évidence du temps irréversible individuel de l'usure d'une vie, se trouve simplement accessoire au regard de la production moderne ; et comme tels ces éléments sont négligés dans les proclamations officielles du mouvement de la production, et des trophées consommables qui sont la traduction accessible de cette incessante victoire. Immobilisée dans le centre falsifié du mouvement de son monde, la conscience spectatrice ne connaît plus dans sa vie un passage vers sa réalisation et vers sa mort. Qui a renoncé à dépenser sa vie ne doit plus s'avouer sa mort. La publicité des assurances sur la vie insinue seulement qu'il est coupable de mourir sans avoir assuré la régulation du système après cette perte économique ; et celle de american way of death insiste sur sa capacité de maintenir en cette rencontre la plus grande part des apparences de la vie. Sur tout le reste des bombardements publicitaires, il est carrément interdit de vieillir. Il s'agirait de ménager, chez tout un chacun, un «capital-jeunesse» qui, pour n'avoir été que médiocrement employé, ne peut cependant prétendre acquérir la réalité durable et cumulative du capital financier. Cette absence sociale de la mort est identique à l'absence sociale de vie.
 
 
 
 

161
 

Le temps est l'aliénation nécessaire, comme le montrait Hegel, le milieu où se réalise en se perdant, devient autre pour devenir la vérité de lui-même. Mais son contraire est justement l'aliénation dominante, qui est subie par le producteur d'un présent étranger. Dans cette aliénation spatiale, la société qui sépare à la racine le sujet et l'activité qu'elle lui dérobe, le sépare d'abord de son propre temps. L'aliénation sociale surmontable est justement celle qui a interdit et pétrifié les possibilités et les risques de l'aliénation vivante dans le temps.
 
 
 
 

162
 

Sous les modes apparentes qui s'annulent et se recomposent à la surface futile du temps pseudo-cyclique contemplé, le grand style de l'époque est toujours dans ce qui est orienté par la nécessité évidente et secrète de la révolution.
 
 
 
 

163
 

La base naturelle du temps, la donnée sensible de l'écoulement du temps, devient humaine et sociale en existant pour l'homme. C'est l'état borné de la pratique humaine, le travail à différents stades, qui a jusqu'ici humanisé, et aussi déshumanisé, le temps comme temps cyclique et temps séparé irréversible de la production économique. Le projet révolutionnaire d'une société sans classes, d'une vie historique généralisée, est le projet d'un dépérissement de la mesure sociale du temps, au profit d'un modèle ludique de temps irréversible des individus et des groupes, modèle dans lequel sont simultanément présents des temps indépendants fédérés. C'est le programme d'une réalisation totale, dans le milieu du temps, du communisme qui supprime «tout ce qui existe indépendamment des individus».
 
 
 
 

164
 

Le monde possède déjà le rêve d'un temps dont il doit maintenant posséder la conscience pour le vivre réellement.
 
 
 
 

VII. L'aménagement du territoire
 

« Et qui devient Seigneur d'une cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit point, qu'il s'attende d'être détruit par elle, parce qu'elle a toujours pour refuge en ses rébellions le nom de la liberté et ses vieilles coutumes, lesquelles ni par la longueur du temps ni pour aucun bienfait ne s'oublieront jamais. Et pour chose qu'on y fasse ou qu'on y pourvoie, si ce n'est d'en chasser ou d'en disperser les habitants, ils n'oublieront point ce nom ni ces coutumes... »
 

Machiavel (Le Prince).
 
 
 
 

165
 

La production capitaliste a unifié l'espace, qui n'est plus limité par des sociétés extérieures. Cette unification est en même temps un processus extensif et intensif de banalisation. L'accumulation des marchandises produites en série pour l'espace abstrait du marché, de même qu'elle devait briser toutes les barrières régionales et légales, et toutes les restrictions corporatives du moyen âge qui maintenaient la qualité de la production artisanale, devait aussi dissoudre l'autonomie et la qualité des lieux. Cette puissance d'homogénéisation est la grosse artillerie qui a fait tomber toutes les murailles de Chine.
 
 
 
 

166
 

C'est pour devenir toujours plus identique à lui-même, pour se rapprocher au mieux de la monotonie immobile, que l'espace libre de la marchandise est désormais à tout instant modifié et reconstruit.
 
 
 
 

167
 

Cette société qui supprime la distance géographique recueille intérieurement la distance, en tant que séparation spectaculaire.
 
 
 
 

168
 

Sous-produit de la circulation des marchandises, la circulation humaine considérée comme une consommation, le tourisme, se ramène fondamentalement au loisir d'aller voir ce qui est devenu banal. L'aménagement économique de la fréquentation de lieux différents est déjà par lui-même la garantie de leur équivalence. La même modernisation qui a retiré du voyage le temps, lui a aussi retiré la réalité de l'espace.
 
 
 
 

169
 

La société qui modèle tout son entourage a édifié sa technique spéciale pour travailler la base concrète de cet ensemble de tâches : son territoire même. L'urbanisme est cette prise de possession de l'environnement naturel et humain par le capitalisme qui, se développant logiquement en domination absolue, peut et doit maintenant refaire la totalité de l'espace comme son propre décor.
 
 
 
 

170
 

La nécessité capitaliste satisfaite dans l'urbanisme, en tant que glaciation visible de la vie, peut s'exprimer - en employant des termes hégéliens - comme la prédominance absolue de «la paisible coexistence de l'espace» sur «l'inquiet devenir dans la succession du temps».
 
 
 
 

171
 

Si toutes les forces techniques de l'économie capitaliste doivent être comprises comme opérant des séparations, dans le cas de l'urbanisme on a affaire à l'équipement de leur base générale, au traitement du sol qui convient à leur déploiement ; à la technique même de la séparation.
 
 
 
 

172
 

L'urbanisme est l'accomplissement moderne de la tâche ininterrompue qui sauvegarde le pouvoir de classe : le maintien de l'atomisation des travailleurs que les conditions urbaines de production avaient dangereusement rassemblés. La lutte constante qui a dû être menée contre tous les aspects de cette possibilité de rencontre trouve dans l'urbanisme son champ privilégié. L'effort de tous les pouvoirs tablis, depuis les expériences de la Révolution française, pour accroître les moyens de maintenir l'ordre dans la rue, culmine finalement dans la suppression de la rue. «Avec les moyens de communication de masse sur de grandes distances, l'isolement de la population s'est avéré un moyen de contrôle beaucoup plus efficace», constate Lewis Mumford dans La Cité à travers l'histoire. Mais le mouvement général de l'isolement, qui est la réalité de l'urbanisme, doit aussi contenir une réintégration contrôlée des travailleurs, selon les nécessités planifiables de la production et de la consommation. L'intégration au système doit ressaisir les individus en tant qu'individus isolés ensemble : les usines comme les maisons de la culture, les villages de vacances comme les «grands ensembles», sont spécialement organisés pour les fins de cette pseudo-collectivité qui accompagne aussi l'individu isolé dans la cellule familiale : l'emploi généralisé des récepteurs du message spectaculaire fait que son isolement se retrouve peuplé des images dominantes, images qui par cet isolement seulement acquièrent leur pleine puissance.
 
 
 
 

173
 

Pour la première fois une architecture nouvelle, qui à chaque époque antérieure était réservée à la satisfaction des classes dominantes, se trouve directement destinée aux pauvres. La misère formelle et l'extension gigantesque de cette nouvelle expérience d'habitat proviennent ensemble de son caractère de masse, qui est impliquée à la fois par sa destination et par les conditions modernes de construction. La décision autoritaire, qui aménage abstraitement le territoire en territoire de l'abstraction, est évidemment au centre de ces conditions modernes de construction. La même architecture apparaît partout où commence l'industrialisation des pays à cet égard arriérés, comme terrain adéquat au nouveau genre d'existence sociale qu'il s'agit d'y implanter. Aussi nettement que dans les questions de l'armement thermonucléaire ou de la natalité - ceci atteignant déjà la possibilité d'une manipulation de l'hérédité - le seuil franchi dans la croissance du pouvoir matériel de la société, et le retard de la domination consciente de ce pouvoir, sont étalés dans l'urbanisme.
 
 
 
 

174
 

Le moment présent est déjà celui de l'autodestruction du milieu urbain. L'éclatement des villes sur les campagnes recouvertes de «masses informes de résidus urbains» (Lewis Mumford) est, d'une façon immédiate, présidé par les impératifs de la consommation. La dictature de l'automobile, produit-pilote de la première phase de l'abondance marchande, s'est inscrite dans le terrain avec la domination de l'autoroute, qui disloque les centres anciens et commande une dispersion toujours plus poussée. En même temps, les moments de réorganisation inachevée du tissu urbain se polarisent passagèrement autour des «usines de distribution» que sont les supermarkets géants édifiés sur terrain nu, sur un socle de parking ; et ces temples de la consommation précipitée sont eux-mêmes en fuite dans le mouvement centrifuge, qui les repousse à mesure qu'ils deviennent à leur tour des centres secondaires surchargés, parce qu'ils ont amené une recomposition partielle de l'agglomération. Mais l'organisation technique de la consommation n'est qu'au premier plan de la dissolution générale qui a conduit ainsi la ville à se consommer elle-même.
 
 
 
 

175
 

L'histoire économique, qui s'est tout entière développée autour de l'opposition ville-campagne, est parvenue à un stade de succès qui annule à la fois les deux termes. La paralysie actuelle du développement historique total, au profit de la seule poursuite du mouvement indépendant de l'économie, fait du moment où commencent à disparaître la ville et la campagne, non le dépassement de leur scission, mais leur effondrement simultané. L'usure réciproque de la ville et de la campagne, produit de la défaillance du mouvement historique par lequel la réalité urbaine existante devrait être surmontée, apparaît dans ce mélange éclectique de leurs éléments décomposés, qui recouvre les zones les plus avancées de l'industrialisation.
 
 
 
 

176
 

L'histoire universelle est née dans les villes, et elle est devenue majeure au moment de la victoire décisive de la ville sur la campagne. Marx considère comme un des plus grands mérites révolutionnaires de la bourgeoisie ce fait qu'«elle a soumis la campagne à la ville», dont l'air émancipe. Mais si l'histoire de la ville est l'histoire de la liberté, elle a été aussi celle de la tyrannie, de l'administration tatique qui contrôle la campagne et la ville même. La ville n'a pu être encore que le terrain de lutte de la liberté historique, et non sa possession. La ville est le milieu de l'histoire parce qu'elle est à la fois concentration du pouvoir social, qui rend possible l'entreprise historique, et conscience du passé. La tendance présente à la liquidation de la ville ne fait donc qu'exprimer d'une autre manière le retard d'une subordination de l'économie à la conscience historique, d'une unification de la société ressaisissant les pouvoirs qui se sont détachés d'elle.
 
 
 
 

177
 

«La campagne montre justement le fait contraire, l'isolement et la séparation» (Idéologie allemande). L'urbanisation qui détruit les villes reconstitue une pseudo-campagne, dans laquelle se sont perdus aussi bien les rapports naturels de la campagne ancienne que les rapports sociaux directs et directement mis en question de la ville historique. C'est une nouvelle paysannerie factice qui s'est recréée par les conditions d'habitat et de contrôle spectaculaire dans l'actuel «territoire aménagé» : l'éparpillement dans l'espace et la mentalité bornée, qui ont toujours empêché la paysannerie d'entreprendre une action indépendante et de s'affirmer comme puissance historique créatrice, redeviennent la caractérisation des producteurs - le mouvement d'un monde qu'ils fabriquent eux-mêmes restant aussi complètement hors de leur portée que l'était le rythme naturel des travaux pour la société agraire. Mais quand cette paysannerie, qui fût l'inébranlable base du «despotisme oriental», et dont l'émiettement même appelait la centralisation bureaucratique, reparaît comme produit des conditions d'accroissement de la bureaucratisation étatique moderne, son apathie a dû être maintenant historiquement fabriquée et entretenue ; l'ignorance naturelle a fait place au spectacle organisé de l'erreur. Les «villes nouvelles» de la pseudo-paysannerie technologique inscrivent clairement dans le terrain la rupture avec le temps historique sur lequel elles sont bâties ; leur devise peut être : «Ici même, il n'arrivera jamais rien, et rien n'y est jamais arrivé.» C'est bien évidemment parce que l'histoire qu'il faut délivrer dans les villes n'y a pas été encore délivrée, que les forces de l'absence historique commencent à composer leur propre paysage exclusif.
 
 
 
 

178
 

L'histoire qui menace ce monde crépusculaire est aussi la force qui peut soumettre l'espace au temps vécu. La révolution prolétarienne est cette critique de la géographie humaine à travers laquelle les individus et les communautés ont à construire les sites et les vénements correspondant à l'appropriation, non plus seulement de leur travail, mais de leur histoire totale. Dans cet espace mouvant du jeu, l'autonomie du lieu peut se retrouver, sans réintroduire un attachement exclusif au sol, et par là ramener la réalité du voyage, et de la vie comprise comme un voyage ayant en lui-même tout son sens.
 
 
 
 

179
 

La plus grande idée révolutionnaire à propos de l'urbanisation n'est pas elle-même urbanistique, technologique ou esthétique. C'est la décision de reconstruire intégralement le territoire selon les besoins du pouvoir des Conseils de travailleurs, de la dictature anti-étatique du prolétariat, du dialogue exécutoire. Et le pouvoir des Conseils, qui ne peut être effectif qu'en transformant la totalité des conditions existantes, ne pourra s'assigner une moindre tâche s'il veut être reconnu et se reconnaître lui-même dans son monde.
 
 
 
 

VIII. La négation et la consommation dans la culture
 

« Nous vivrons assez pour voir une révolution politique? nous, les contemporains de ces Allemands? Mon ami, vous croyez ce que vous désirez... Lorsque je juge l'Allemagne d'après son histoire présente, vous ne m'objecterez pas que toute son histoire est falsifiée et que toute sa vie publique actuelle ne représente pas l'état réel du peuple. Lisez les journaux que vous voudrez, convainquez-vous que l'on ne cesse pas - et vous me concéderez que la censure n'empêche personne de cesser - de célébrer la liberté et le bonheur national que nous possédons... »
 

Ruge (Lettre à Marx, mars 1843).
 
 
 
 

180
 

La culture est la sphère générale de la connaissance, et des représentations du vécu, dans la société historique divisée en classes ; ce qui revient à dire qu'elle est ce pouvoir de généralisation existant à part, comme division du travail intellectuel et travail intellectuel de la division. La culture s'est détachée de l'unité de la société du mythe, «lorsque le pouvoir d'unification disparaît de la vie de l'homme et que les contraires perdent leur relation et leur interaction vivantes et acquièrent l'autonomie...» (Différence des systèmes de Fichte et de Schelling). En gagnant son indépendance, la culture commence un mouvement impérialiste d'enrichissement, qui est en même temps le déclin de son indépendance. L'histoire qui crée l'autonomie relative de la culture, et les illusions idéologiques sur cette autonomie, s'exprime aussi comme histoire de la culture. Et toute l'histoire conquérante de la culture peut être comprise comme l'histoire de la révélation de son insuffisance, comme une marche vers son autosuppression. La culture est le lieu de la recherche de l'unité perdue. Dans cette recherche de l'unité, la culture comme sphère séparée est obligée de se nier elle-même.
 
 
 
 

181
 

La lutte de la tradition et de l'innovation, qui est le principe de développement interne de la culture des sociétés historiques, ne peut être poursuivie qu'à travers la victoire permanente de l'innovation. L'innovation dans la culture n'est cependant portée par rien d'autre que le mouvement historique total qui, en prenant conscience de sa totalité, tend au dépassement de ses propres présuppositions culturelles, et va vers la suppression de toute séparation.
 
 
 
 

182
 

L'essor des connaissances de la société, qui contient la compréhension de l'histoire comme le coeur de la culture, prend de lui-même une connaissance sans retour, qui est exprimée par la destruction de Dieu. Mais cette «condition première de toute critique» est aussi bien l'obligation première d'une critique infinie. Là où aucune règle de conduite ne peut plus se maintenir, chaque résultat de la culture la fait avancer vers sa dissolution. Comme la philosophie à l'instant où elle a gagné sa propre autonomie, toute discipline devenue autonome doit s'effondrer, d'abord en tant que prétention d'explication cohérente de la totalité sociale, et finalement même en tant qu'instrumentation parcellaire utilisable dans ses propres frontières. Le manque de rationalité de la culture séparée est l'élément qui la condamne à disparaître, car en elle la victoire du rationnel est déjà présente comme exigence.
 
 
 
 

183
 

La culture est issue de l'histoire qui a dissous le genre de vie du vieux monde, mais en tant que la sphère séparée elle n'est encore que l'intelligence et la communication sensible qui restent partielles dans une société partiellement historique. Elle est le sens d'un monde trop peu sensé.
 
 
 
 

184
 

La fin de l'histoire de la culture se manifeste par deux côtés opposés : le projet de son dépassement dans l'histoire totale, et l'organisation de son maintien en tant qu'objet mort, dans la contemplation spectaculaire. L'un de ces mouvements a lié son sort à la critique sociale, et l'autre à la défense du pouvoir de classe.
 
 
 
 

185
 

Chacun des deux côtés de la fin de la culture existe d'une façon unitaire, aussi bien dans tous les aspects des connaissances que dans tous les aspects des représentations sensibles - dans ce qui était l'art au sens le plus général. Dans le premier cas s'opposent l'accumulation de connaissances fragmentaires qui deviennent inutilisables, parce que l'approbation des conditions existantes doit finalement renoncer à ses propres connaissances, et la théorie de la praxis qui détient seule la vérité de toutes en détenant seule le secret de leur usage. Dans le second cas s'opposent l'autodestruction critique de l'ancien langage commun de la société et sa recomposition artificielle dans le spectacle marchand, la représentation illusoire du non-vécu.
 
 
 
 

186
 

En perdant la communauté de la société du mythe, la société doit perdre toutes les références d'un langage réellement commun, jusqu'au moment où la scission de la communauté inactive peut être surmontée par l'accession à la réelle communauté historique. L'art, qui fut ce langage commun de l'inaction sociale, dès qu'il se constitue en art indépendant au sens moderne, émergeant de son premier univers religieux, et devenant production individuelle d'oeuvres séparées, connaît, comme cas particulier, le mouvement qui domine l'histoire de l'ensemble de la culture séparée. Son affirmation indépendante est le commencement de sa dissolution.
 
 
 
 

187
 

Le fait que le langage de la communication s'est perdu, voilà ce qu'exprime positivement le mouvement de décomposition moderne de tout art, son anéantissement formel. Ce que ce mouvement exprime négativement, c'est le fait qu'un langage commun doit être retrouvé - non plus dans la conclusion unilatérale qui, pour l'art de la société historique, arrivait toujours trop tard, parlant à d'autres de ce qui a été vécu sans dialogue réel, et admettant cette déficience de la vie -, mais qu'il doit être retrouvé dans la praxis, qui rassemble en elle l'activité directe et son langage. Il s'agit de posséder effectivement la communauté du dialogue et le jeu avec le temps qui ont été représentés par l'oeuvre poético-artistique.
 
 
 
 

188
 

Quand l'art devenu indépendant représente son monde avec des couleurs éclatantes, un moment de la vie a vieilli, et il ne se laisse pas rajeunir avec des couleurs éclatantes. Il se laisse seulement évoquer dans le souvenir. La grandeur de l'art ne commence à paraître qu'à la retombée de la vie.
 
 
 
 

189
 

Le temps historique qui envahit l'art s'est exprimé d'abord dans la sphère même de l'art, à partir du baroque. Le baroque est l'art d'un monde qui a perdu son centre : le dernier ordre mythique reconnu par le moyen-âge, dans le cosmos et le gouvernement terrestre - l'unité de la Chrétienté et le fantôme d'un Empire - est tombé. L'art du changement doit porter en lui le principe éphémère qu'il découvre le monde. Il a choisi, dit Eugenio d'Ors, «la vie contre l'éternité». Le théâtre et la fête, la fête théâtrale, sont les moments dominants de la réalisation baroque, dans laquelle toute expression artistique particulière ne prend son sens que par sa référence au décor d'un lieu construit, à une construction qui doit être pour elle-même le centre d'unification ; et ce centre est le passage, qui est inscrit comme un quilibre menacé dans le désordre dynamique de tout. L'importance, parfois excessive, acquise par le concept de baroque dans la discussion esthétique contemporaine, traduit la prise de conscience de l'impossibilité d'un classicisme artistique : les efforts en faveur d'un classicisme ou néo-classicisme normatifs, depuis trois siècles, n'ont été que de brèves constructions factices parlant le langage extérieur de l'Etat, celui de la monarchie absolue ou de la bourgeoisie révolutionnaire habillée à la romaine. Du romantisme au cubisme, c'est finalement un art toujours plus individualisé de la négation, se renouvelant perpétuellement jusqu'à l'émiettement et la négation achevés de la sphère artistique, qui a suivi le cours général du baroque. La disparition de l'art historique qui était lié à la communication interne d'une élite, qui avait sa base sociale semi-indépendante dans les conditions partiellement ludiques encore vécues par les dernières aristocraties, traduit aussi ce fait que le capitalisme connaît le premier pouvoir de classe qui s'avoue dépouillé de toute qualité ontologique : et dont la racine du pouvoir dans la simple gestion de l'économie est également la perte de toute maîtrise humaine. L'ensemble baroque, qui pour la création artistique est lui-même une unité depuis longtemps perdue, se retrouve en quelque manière dans la consommation actuelle de la totalité du passé artistique. La connaissance et la reconnaissance historiques de tout l'art du passé, rétrospectivement constitué en art mondial, le relativisent en un désordre global qui constitue à son tour un édifice baroque à un niveau plus élevé, édifice dans lequel doivent se fondre la production même d'un art baroque et toutes ses résurgences. Les arts de toutes les civilisations et de toutes les époques, pour la première fois, peuvent être tous connus et admis ensemble. C'est une «recollection des souvenirs» de l'histoire de l'art qui, en devenant possible, est aussi bien la fin du monde de l'art. C'est dans cette poque des musées, quand aucune communication artistique ne peut plus exister, que tous les moments anciens de l'art peuvent être galement admis, car aucun d'eux ne pâtit plus de la perte de ses conditions de communication particulières, dans la perte présente des conditions de communication en général.
 
 
 
 

190
 

L'art à son époque de dissolution, en tant que mouvement négatif qui poursuit le dépassement de l'art dans une société historique où l'histoire n'est pas encore vécue, est à la fois un art du changement et l'expression pure du changement impossible. Plus son exigence est grandiose, plus sa véritable réalisation est au-delà de lui. Cet art est forcément d'avant-garde, et il n'est pas. Son avant-garde est sa disparition.
 
 
 
 

191
 

Le dadaïsme et le surréalisme sont les deux courants qui marquèrent la fin de l'art moderne. Ils sont, quoique seulement d'une manière relativement consciente, contemporains du dernier grand assaut du mouvement révolutionnaire prolétarien ; et l'échec de ce mouvement, qui les laissait enfermés dans le champ artistique même dont ils avaient proclamé la caducité, est la raison fondamentale de leur immobilisation. Le dadaïsme et le surréalisme sont à la fois liés et en opposition. Dans cette opposition qui constitue aussi pour chacun la part la plus conséquente et radicale de son apport, apparaît l'insuffisance interne de leur critique, développée par l'un comme par l'autre d'un seul côté. Le dadaïsme a voulu supprimer l'art sans le réaliser ; et le surréalisme a voulu réaliser l'art sans le supprimer. La position critique élaborée depuis par les situationnistes a montré que la suppression et la réalisation de l'art sont les aspects inséparables d'un même dépassement de l'art.
 
 
 
 

192
 

La consommation spectaculaire qui conserve l'ancienne culture congelée, y compris la répétition récupérée de ses manifestations négatives, devient ouvertement dans son secteur culturel ce qu'elle est implicitement dans sa totalité : la communication de l'incommunicable. La destruction extrême du langage peut s'y trouver platement reconnue comme une valeur positive officielle, car il s'agit d'afficher une réconciliation avec l'état dominant des choses, dans lequel toute communication est joyeusement proclamée absente. La vérité critique de cette destruction en tant que vie réelle de la poésie et de l'art modernes est évidemment cachée, car le spectacle, qui a la fonction de faire oublier l'histoire dans la culture, applique dans la pseudo-nouveauté de ses moyens modernistes la stratégie même qui le constitue en profondeur. Ainsi peut se donner pour nouvelle une école de néo-littérature, qui simplement admet qu'elle contemple l'écrit pour lui-même. Par ailleurs, à côté de la simple proclamation de la beauté suffisante de la dissolution du communicable, la tendance la plus moderne de la culture spectaculaire - et la plus liée à la pratique répressive de l'organisation générale de la société - cherche à recomposer, par des «travaux d'ensemble», un milieu néo-artistique complexe à partir des éléments décomposés ; notamment dans les recherches d'intégration des débris artistiques ou d'hybrides esthético-techniques dans l'urbanisme. Ceci est la traduction, sur le plan de la pseudo-culture spectaculaire, de ce projet général du capitalisme développé qui vise à ressaisir le travailleur parcellaire comme «personnalité bien intégrée au groupe», tendance décrite par les récents sociologues américains (Riesman, Whyte, etc.). C'est partout le même projet d'une restructuration sans communauté.
 
 
 
 

193
 

La culture devenue intégralement marchandise doit aussi devenir la marchandise vedette de la société spectaculaire. Clark Kerr, un des idéologues les plus avancés de cette tendance, a calculé que le complexe processus de production, distribution et consommation des connaissances, accapare déjà annuellement 29% du produit national aux Etats-Unis ; et il prévoit que la culture doit tenir dans la seconde moitié de ce siècle le rôle moteur dans le développement de l'économie, qui fut celui de l'automobile dans sa première moitié, et des chemins de fer dans la seconde moitié du siècle précédent.
 
 
 
 

194
 

L'ensemble des connaissances qui continue de se développer actuellement comme pensée du spectacle doit justifier une société sans justifications, et se constituer en science générale de la fausse conscience. Elle est entièrement conditionnée par le fait qu'elle ne peut ni ne veut penser sa propre base matérielle dans le système spectaculaire.
 
 
 
 

195
 

La pensée de l'organisation sociale de l'apparence est elle-même obscurcie par la sous-communication généralisée qu'elle défend. Elle ne sait pas que le conflit est à l'origine de toutes choses de son monde. Les spécialistes du pouvoir du spectacle, pouvoir absolu à l'intérieur de son système du langage sans réponse, sont corrompus absolument par leur expérience du mépris confirmé par la connaissance de l'homme méprisable qu'est réellement le spectateur.
 
 
 
 

196
 

Dans la pensée spécialisée du système spectaculaire, s'opère une nouvelle division des tâches, à mesure que le perfectionnement même de ce système pose de nouveaux problèmes : d'un côté la critique spectaculaire du spectacle est entreprise par la sociologie moderne qui étudie la séparation à l'aide des seuls instruments conceptuels et matériels de la séparation ; de l'autre côté l'apologie du spectacle se constitue en pensée de la non-pensée, en oubli attitré de la pratique historique, dans les diverses disciplines où s'enracine le structuralisme. Pourtant, le faux désespoir de la critique non dialectique et le faux optimisme de la pure publicité du système sont identiques en tant que pensée soumise.
 
 
 
 

197
 

La sociologie qui a commencé à mettre en discussion, d'abord aux Etats-Unis, les conditions d'existence entraînées par l'actuel développement, si elle a pu rapporter beaucoup de données empiriques, ne connaît aucunement la vérité de son propre objet, parce qu'elle ne trouve pas en lui-même la critique qui lui est immanente. De sorte que la tendance sincèrement réformiste de cette sociologie ne s'appuie que sur la morale, le bon sens, des appels tout à fait dénués d'à propos à la mesure, etc. Une telle manière de critiquer, parce qu'elle ne connaît pas le négatif qui est au coeur de son monde, ne fait qu'insister sur la description d'une sorte de surplus négatif qui lui paraît déplorablement l'encombrer en surface, comme une prolifération parasitaire irrationnelle. Cette bonne volonté indignée, qui même en tant que telle ne parvient à blâmer que les conséquences extérieures du système, se croit critique en oubliant le caractère essentiellement apologétique de ses présuppositions et de sa méthode.
 
 
 
 

198
 

Ceux qui dénoncent l'absurdité ou les périls de l'incitation au gaspillage dans la société de l'abondance économique, ne savent pas à quoi sert le gaspillage. Ils condamnent avec ingratitude, au nom de la rationalité économique, les bons gardiens irrationnels sans lequel le pouvoir de cette rationalité économique s'écroulerait. Et Boorstin par exemple, qui décrit dans l'Image la consommation marchande du spectacle américain, n'atteint jamais le concept de spectacle, parce qu'il croit pouvoir laisser en dehors de cette désastreuse exagération de la vie privée, ou la notion d'«honnête marchandise». Il ne comprend pas que la marchandise elle-même a fait les lois dont l'application «honnête» doit donner aussi bien la réalité distincte de la vie privée que sa reconquête ultérieure par la consommation sociale des images.
 
 
 
 

199
 

Boorstin décrit les excès d'un monde qui nous est devenu étranger, comme des excès étrangers à notre monde. Mais la base «normale» de la vie sociale, à laquelle il se réfère implicitement quand il qualifie le règne superficiel des images, en termes de jugement psychologique et moral, comme le produit de «nos extravagantes prétentions», n'a aucune réalité, ni dans son livre, ni dans son époque. C'est parce que la vie humaine réelle dont parle Boorstin est pour lui dans le passé, y compris le passé de la résignation religieuse, qu'il ne peut comprendre toute la profondeur d'une société de l'image. La vérité de cette société n'est rien d'autre que la négation de cette société.
 
 
 
 

200
 

La sociologie qui croit pouvoir isoler de l'ensemble de la vie sociale une rationalité industrielle fonctionnant à part, peut aller jusqu'à isoler du mouvement industriel global les techniques de reproduction et transmission. C'est ainsi que Boorstin trouve pour cause des résultats qu'il dépeint la malheureuse rencontre, quasiment fortuite, d'un trop grand appareil technique de diffusion des images et d'une trop grande attirance des hommes de notre époque pour le pseudo-sensationnel. Ainsi le spectacle serait dû au fait que l'homme moderne serait trop spectateur. Boorstin ne comprend pas que la prolifération des «pseudo-événements» préfabriqués, qu'il dénonce, découle de ce simple fait que les hommes, dans la réalité massive de la vie sociale actuelle, ne vivent pas eux-mêmes des événements. C'est parce que l'histoire elle-même hante la société moderne comme un spectre, que l'on trouve de la pseudo-histoire construite à tous les niveaux de la consommation de la vie, pour préserver l'équilibre menacé de l'actuel temps gelé.
 
 
 
 

201
 

L'affirmation de la stabilité définitive d'une courte période de gel du temps historique est la base indéniable, inconsciemment et consciemment proclamée, de l'actuelle tendance à une systématisation structuraliste. Le point de vue où se place la pensée anti-historique du structuralisme est celui de l'éternelle présence d'un système qui n'a jamais été créé et qui ne finira jamais. Le rêve de la dictature d'une structure préalable inconsciente sur toute praxis sociale a pu être abusivement tiré des modèles de structures élaborés par la linguistique et l'ethnologie (voire l'analyse du fonctionnement du capitalisme) modèles déjà abusivement compris dans ces circonstances, simplement parce qu'une pensée universitaire de cadres moyens, vite comblés, pensée intégralement enfoncée dans l'éloge émerveillé du système existant, ramène platement toute réalité à l'existence du système.
 
 
 
 

202
 

Comme dans toute science sociale historique, il faut toujours garder en vue, pour la compréhension des catégories «structuralistes» que les catégories expriment des formes d'existence et des conditions d'existence. Tout comme on n'apprécie pas la valeur d'un homme selon la conception qu'il a de lui-même, on ne peut apprécier - et admirer - cette société déterminée en prenant comme indiscutablement véridique le langage qu'elle se parle à elle-même. «On ne peut apprécier de telles époques de transformation selon la conscience qu'en a l'époque ; bien au contraire, on doit expliquer la conscience à l'aide des contradictions de la vie matérielle....» La structure est fille du pouvoir présent. Le structuralisme est la pensée garantie par l'Etat, qui pense les conditions présentes de la «communication» spectaculaire comme un absolu. Sa façon d'étudier le code des messages en lui-même n'est que le produit, et la reconnaissance, d'une société où la communication existe sous forme d'une cascade de signaux hiérarchiques. De sorte que ce n'est pas le structuralisme qui sert à prouver la validité transhistorique de la société du spectacle ; c'est au contraire la société du spectacle s'imposant comme réalité massive qui sert à prouver le rêve froid du structuralisme.
 
 
 
 

203
 

Sans doute, le concept critique de spectacle peut aussi être vulgarisé en une quelconque formule creuse de la rhétorique sociologico-politique pour expliquer et dénoncer abstraitement tout, et ainsi servir à la défense du système spectaculaire. Car il est vident qu'aucune idée ne peut mener au delà du spectacle existant, mais seulement au delà des idées existantes sur le spectacle. Pour détruire effectivement la société du spectacle, il faut des hommes mettant en action une force pratique. La théorie critique du spectacle n'est vraie qu'en s'unifiant au courant pratique de la négation dans la société, et cette négation, la reprise de la lutte de classe révolutionnaire, deviendra consciente d'elle-même en développant la critique du spectacle, qui est la théorie de ses conditions réelles, des conditions pratiques de l'oppression actuelle, et dévoile inversement le secret de ce qu'elle peut être. Cette théorie n'attend pas de miracle de la classe ouvrière. Elle envisage la nouvelle formulation et la réalisation des exigences prolétariennes comme une tâche de longue haleine. Pour distinguer artificiellement lutte théorique et lutte pratique - car sur la base ici définie, la constitution même et la communication d'une telle théorie ne peut déjà pas se concevoir sans une pratique rigoureuse -, il est sûr que le cheminement obscur et difficile de la théorie critique devra être aussi le lot du mouvement pratique agissant à l'échelle de la société.
 
 
 
 

204
 

La théorie critique doit se communiquer dans son propre langage. C'est le langage de la contradiction, qui doit être dialectique dans sa forme comme il l'est dans son contenu. Il est critique de la totalité et critique historique. Il n'est pas un «degré zéro de l'écriture» mais son renversement. Il n'est pas une négation du style, mais le style de la négation.
 
 
 
 

205
 

Dans son style même, l'exposé de la théorie dialectique est un scandale, et une abomination selon les règles du langage dominant, et pour le goût qu'elles ont éduqué, parce que dans l'emploi positif des concepts existants, il inclut du même coup l'intelligence de leur fluidité retrouvée, de leur destruction nécessaire.
 
 
 
 

206
 

Ce style qui contient sa propre critique doit exprimer la domination de la critique présente sur tout son passé. Par lui le mode d'exposition de la théorie dialectique témoigne de l'esprit négatif qui est en elle. «La vérité n'est pas comme le produit dans lequel on ne trouve plus de trace de l'outil.» (Hegel). Cette conscience théorique du mouvement, dans laquelle la trace même du mouvement doit être présente, se manifeste par le renversement des relations établies entre les concepts et par le détournement de toutes les acquisitions de la critique antérieure. Le renversement du génitif est cette expression des révolutions historiques, consignée dans la forme de la pensée, qui a été considérée comme le style épigrammatique de Hegel. Le jeune Marx préconisant, d'après l'usage systématique qu'en avait fait Feuerbach, le remplacement du sujet par le prédicat, a atteint l'emploi le plus conséquent de ce style insurrectionnel qui, de la philosophie de la misère, tire la misère de la philosophie. Le détournement ramène à la subversion les conclusions critiques passées qui ont été figées en vérités respectables, c'est-à-dire transformées en mensonges. Kierkegaard déjà en fait délibérément usage, en lui adjoignant lui-même sa dénonciation : «Mais nonobstant les tours et détours, comme la confiture rejoint toujours le garde-manger, tu finis toujours par y glisser un petit mot qui n'est pas de toi et qui trouble par le souvenir qu'il réveille.» (Miettes philosophiques) C'est l'obligation de la distance envers ce qui a été falsifié en vérité officielle qui détermine cet emploi du détournement, avoué ainsi par Kierkegaard, dans le même livre : «Une seule remarque encore à propos de tes nombreuses allusions visant toutes au grief que je mêle à mes dires des propos empruntés. Je ne le nie pas ici et je ne cacherai pas non plus que c'était volontaire et que dans une nouvelle suite à cette brochure, si jamais je l'écris, j'ai l'intention de nommer l'objet de son vrai nom et de revêtir le problème d'un costume historique.»
 
 
 
 

207
 

Les idées s'améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l'implique. Il serre de près la phrase d'un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l'idée juste.
 
 
 
 

208
 

Le détournement est le contraire de la citation, de l'autorité théorique toujours falsifiée du seul fait qu'elle est devenue citation ; fragment arraché à son contexte, à son mouvement, et finalement à son époque comme référence globale et à l'option précise qu'elle était à l'intérieur de cette référence, exactement reconnue ou erronée. Le détournement est le langage fluide de l'anti-idéologie. Il apparaît dans la communication qui sait qu'elle ne peut prétendre détenir aucune garantie en elle-même et définitivement. Il est, au point le plus haut, le langage qu'aucune référence ancienne et supra-critique ne peut confirmer. C'est au contraire sa propre cohérence, en lui-même et avec les faits praticables, qui peut confirmer l'ancien noyau de vérité qu'il ramène. Le détournement n'a fondé sa cause sur rien d'extérieur à sa propre vérité comme critique présente.
 
 
 
 

209
 

Ce qui, dans la formulation théorique, se présente ouvertement comme détourné, en démentant toute autonomie durable de la sphère du théorique exprimé, en y faisant intervenir par cette violence l'action qui dérange et emporte tout ordre existant, rappelle que cette existence du théorique n'est rien en elle-même, et n'a à se connaître qu'avec l'action historique, et la correction historique qui est sa véritable fidélité.
 
 
 
 

210
 

La négation réelle de la culture est seule à en conserver le sens. Elle ne peut plus être culturelle. De la sorte elle est ce qui reste, de quelque manière, au niveau de la culture, quoique dans une acception toute différente.
 
 
 
 

211
 

Dans le langage de la contradiction, la critique de la culture se présente unifiée : en tant qu'elle domine le tout de la culture - sa connaissance comme poésie -, et en tant qu'elle ne se sépare plus de la critique de la totalité sociale. C'est cette critique théorique unifiée qui va seule à la rencontre de la pratique sociale unifiée.
 
 
 
 

IX. L'idéologie matérialisée
 

« La conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu'elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi ; c'est-à-dire qu'elle n'est qu'en tant qu'être reconnu. »
 

Hegel (Phénoménologie de l'Esprit).
 
 
 
 

212
 

L'idéologie est la base de la pensée d'une société de classes, dans le cours conflictuel de l'histoire. Les faits idéologiques n'ont jamais té de simples chimères, mais la conscience déformée des réalités, et en tant que tels des facteurs réels exerçant en retour une réelle action déformante : d'autant plus la matérialisation de l'idéologie qu'entraîne la réussite concrète de la production économique autonomisée, dans la forme du spectacle, confond pratiquement avec la réalité sociale une idéologie qui a pu retailler tout le réel sur son modèle.
 
 
 
 

213
 

Quand l'idéologie, qui est la volonté abstraite de l'universel, et son illusion, se trouve légitimée par l'abstraction universelle et la dictature effective de l'illusion dans la société moderne, elle n'est plus la lutte volontariste du parcellaire, mais son triomphe. De là, la prétention idéologique acquiert une sorte de plate exactitude positiviste : elle n'est plus un choix historique mais une évidence. Dans une telle affirmation, les noms particuliers des idéologies se sont évanouis. La part même de travail proprement idéologique au service du système ne se conçoit plus qu'en tant que reconnaissance d'un «socle épistémologique» qui se veut au delà de tout phénomène idéologique. L'idéologie matérialisée est elle-même sans nom, come elle est sans programme historique énonçable. Ceci revient à dire que l'histoire des idéologies est finie.
 
 
 
 

214
 

L'idéologie, que toute sa logique interne menait vers l'«idéologie totale», au sens de Mannheim, despotisme du fragment qui s'impose comme pseudo-savoir d'un tout figé, vision totalitaire, est maintenant accomplie dans le spectacle immobilisé de la non-histoire. Son accomplissement est aussi sa dissolution dans l'ensemble de la société. Avec la dissolution pratique de cette société doit disparaître l'idéologie, la dernière déraison qui bloque l'accès à la vie historique.
 
 
 
 

215
 

Le spectacle est l'idéologie par excellence, parce qu'il expose et manifeste dans sa plénitude l'essence de tout système idéologique : l'appauvrissement, l'asservissement et la négation de la vie réelle. Le spectacle est matériellement «l'expression de la séparation et de l'éloignement entre l'homme et l'homme». La «nouvelle puissance de la tromperie» qui s'y est concentrée a sa base dans cette production, par laquelle «avec la masse des objets croît... le nouveau domaine des êtres étrangers à qui l'homme est asservi». C'est le stade suprême d'une expansion qui a retourné le besoin contre la vie. «Le besoin de l'argent est donc le vrai besoin produit par l'économie politique, et le seul besoin qu'elle produit.» (manuscrits économico-philosophiques). Le spectacle étend à toute la vie sociale le principe que Hegel, dans la Realphilosophie d'Iéna, conçoit comme celui de l'argent ; c'est «la vie de ce qui est mort, se mouvant en soi-même».
 
 
 
 

216
 

Au contraire du projet résumé dans les Thèses sur Feuerbach (la réalisation de la philosophie dans la praxis qui dépasse l'opposition de l'idéalisme et du matérialisme), le spectacle conserve à la fois, et impose dans le pseudo-concret de son univers, les caractères idéologiques du matérialisme et de l'idéalisme. Le côté contemplatif du vieux matérialisme qui conçoit le monde comme représentation et non comme activité - et qui idéalise finalement la matière - est accompli dans le spectacle, où des choses concrètes sont automatiquement maîtresses de la vie sociale. Réciproquement, l'activité rêvée de l'idéalisme s'accomplit également dans le spectacle, par la médiation technique de signes et de signaux - qui finalement matérialisent un idéal abstrait.
 
 
 
 

217
 

Le parallélisme entre l'idéologie et la schizophrénie établi par Gabel (La Fausse Conscience) doit être placé dans ce processus économique de matérialisation de l'idéologie. Ce que l'idéologie était déjà, la société l'est devenue. La désinsertion de la praxis, et la fausse conscience anti-dialectique qui l'accompagne, voilà ce qui est imposé à toute heure de la vie quotidienne soumise au spectacle ; qu'il faut comprendre comme une organisation systématique de la «défaillance de la faculté de rencontre», et comme son remplacement par un fait hallucinatoire social : la fausse conscience de la rencontre , l'«illusion de la rencontre». Dans une société où personne ne peut plus être reconnu par les autres, chaque individu devient incapable de reconnaître sa propre réalité. L'idéologie est chez elle ; la séparation a bâti son monde.
 
 
 
 

218
 

«Dans les tableaux cliniques de la schizophrénie, dit Gabel, décadence de la dialectique de la totalité (avec comme forme extrême la dissociation) et décadence de la dialectique du devenir (avec comme forme extrême la catatonie) semblent bien solidaires.» La conscience spectaculaire, prisonnière d'un univers aplati, borné par l'écran du spectacle, derrière lequel sa propre vie a été déportée, ne connaît plus que les interlocuteurs fictifs qui l'entretiennent unilatéralement de leur marchandise et de la politique de leur marchandise. Le spectacle, dans toute son étendue, est son «signe du miroir». Ici se met en scène la fausse sortie d'un autisme généralisé.
 
 
 
 

219
 

Le spectacle, qui est l'effacement des limites du moi et du monde par l'écrasement du moi qu'assiège la présence-absence du monde, est galement l'effacement des limites du vrai et du faux par le refoulement de toute vérité vécue sous la présence réelle de la fausseté qu'assure l'organisation de l'apparence. Celui qui subit passivement son sort quotidiennement étranger est donc poussé vers une folie qui réagit illusoirement à ce sort, en recourant à des techniques magiques. La reconnaissance et la consommation des marchandises sont au centre de cette pseudo-réponse à une communication sans réponse. Le besoin d'imitation qu'éprouve le consommateur est précisément le besoin infantile, conditionné par tous les aspects de sa dépossession fondamentale. Selon les termes que Gabel applique à un niveau pathologique tout autre, «le besoin anormal de représentation compense ici un sentiment torturant d'être en marge de l'existence».
 
 
 
 

220
 

Si la logique de la fausse conscience ne peut se connaître elle-même véridiquement, la recherche de la vérité critique sur le spectacle doit aussi être une critique vraie. Il lui faut lutter pratiquement parmi les ennemis irréconciliables du spectacle, et admettre d'être absente là où ils sont absents. Ce sont les lois de la pensée dominante, le point de vue exclusif de l'actualité, que reconnaît la volonté abstraite de l'efficacité immédiate, quand elle se jette vers les compromissions du réformisme ou de l'action commune de débris pseudo-révolutionnaires. Par là le délire s'est reconstitué dans la position même qui prétend le combattre. Au contraire, la critique qui va au-delà du spectacle doit savoir attendre.
 
 
 
 

221
 

S'émanciper des bases matérielles de la vérité inversée, voilà en quoi consiste l'auto-émancipation de notre époque. Cette «mission historique d'instaurer la vérité dans le monde», ni l'individu isolé, ni la foule atomisée soumis aux manipulations ne peuvent l'accomplir, mais encore et toujours la classe qui est capable d'être la dissolution de toutes les classes en ramenant tout le pouvoir à la forme désaliénante de la démocratie réalisée, le Conseil dans lequel la théorie pratique se contrôle elle-même et voit son action. Là seulement où les individus sont «directement liés à l'histoire universelle» ; là seulement où le dialogue s'est armé pour faire vaincre ses propres conditions.

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