rock'n'roll
UNE EXPERIENCE PARADOXALE
Sensation nette de ce que je vais vers l’est (comparable à la sensation que j’éprouve en prenant le métro dans cette même direction), c'est-à-dire vers l'incertain.

Je cherche mon papier – mon papier
m’échappe. Ma conscience distraite se dissout dès lors que je veux la dresser.

       Quelle station sommes-nous ? Bagneux ; non : Cité U.
Le temps est aboli – tout se rétrécit à l’horizon d’un point. Tout se dérobe

L’abolition du temps ne signifie pas pour autant l’Eternité.
Elle signifie une extrême réduction du champ d’analyse temporelle de ma conscience.
Zoom avant plus travelling arrière.

Hélas : si ma conscience est de plus en plus vive, ma mémoire en revanche est de plus en plus courte – et je suis piégé dans un instant unique. Tout me fuit.
Les éléments de pensée s'abattent comme de gros flocons de neige sur un torrent.
D’où l’importance exagérée du moindre son, amplifié par l’apparente inactivité de la mémoire (son incapacité à nouer entre eux les fils d’une continuité), Aussi, dans l'environnement sonore, je n'arrive pas à distinguer les permanences et les ruptures ; impossible de mesurer l'importance relative de chaque son, d'établir une hiérarchie rassurante.

Maintenant, peut-être, suis-je comme une bête ?

Chaque instant prend une importance considérable ; et, en même temps que cette importance se dégrade (à mesure que les instants se suivent), l’instant se diffuse, avec sa couleur particulière, et contamine un moment ; mais ce n'est qu’une tache, qui bientôt sera anéantie par notre mémoire défaillante.

Et cette angoisse qui me saisit, sans doute comparable à celle qu’éprouve instinctivement l’animal : oubli permanent de la continuité implique incapacité à rationaliser les risques, implique inquiétude constante égale tressautement nerveux, saisissement d'effroi au moindre bruit (même le plus familer ; en effet, chaque son est interprété par mon cerveau comme le signal d'une menace potentielle. Et je m'effarouche du bourdonnement d'un néon, du fracas des portes du train qui s'ouvrent, d'un rire).
Et, pour moi, parce que je suis humain – sentiment de culpabilité, d’où paranoïa. Crainte des humains (gêne –de l’odeur de fumée que dégagent mes vêtements ou mon haleine, de mes yeux peut-être rouges – peur de me trahir, par une conduite maladroite ou inappropriée et d’encourir le terrible châtiment que serait pour moi la désapprobation des autres)

Garder aussi en mémoire l’impression de retard permanent (le temps est aboli, mais quelque chose surnage, qui a conscience de ce que le temps continue de s’écouler sans que je l'enregistre) ; et cette incroyable paranoïa, amplification des sons humains –ou interprétés comme humains- la peur panique de « la Police » ; jusqu’au délire, à l’auto-fabulation –l’environnement devient fantastique – fantastiquement oppressant et dangereux.
Les voitures sont des prédateurs (elles  sont annonciatrices de « la Police » ; des gens en général, de toute autorité possible), le crissement de pas m’est une menace.

Inquiétude de la bête : peur de donner des signes de ce que l’on est une proie alors même que nous entourent les prédateurs –trahir sa présence et sa faiblesse, son identité de proie ; et, chez moi, sa faute. Une proie pour les autres humains, pour « la Police » (quoique l’on puisse mettre derrière ce mot).

Ou alors : récit héroïque, épisode d’une grande épopée à la manière grecque. Comme ce garçon qui me tend son briquet tout en poursuivant sa marche rapide, sans presque un mot –tandis que je suis le petit groupe, embarqué comme sur une pirogue, le long d'un fleuve large et rapide, africain. Et c’est épique.
Je suis rassuré sans le savoir par l’absence d’agressivité de la part de ce groupe d’inconnus. (Un doute suit, soudain : peut-être me suis-je trompé, peut-être cette indifférence presque sympathique n’était que mépris ou dédain ?)

L’analyse de ceux de mes souvenirs qui me viennent me font chaque fois apparaître comme désespérément  saoul, ou dans ce même état dans lequel je me trouve. Donc ridicule –ce qui me désole.

« Je me sens très intelligent et extrêmement spirituel », écris-je à Julien sur mon téléphone
Intelligent surtout (je n’en veux pas à ma mémoire de flancher)
Tout fuse ! à une vitesse incroyable. Et cette fluidité de la pensée, qui s’écoule en un flot ininterrompu, passant par-delà les mots et les syntaxes ! –pas d’idée de supériorité, pourtant.
Car tout se centre sur ma personne ; et justement la perception que j'ai de moi-même et du monde n'admet à ce moment aucun autre étalon que ma personne (et, dois-je l’avouer, de cette haute estime dans laquelle je me tiens moi-même par avance).

Et puis cette sensation d’un impératif absolu : écrire. Je vais jusqu’à m’arrêter en pleine rue pour cela : il le faut –même le danger ne peut m’en empêcher –simplement, le danger me paralyse lorsqu’il advient.
Car :
Je suis ce que j’écris (mon engagement vient de ce projet scientifique d’auto-observation sous l’effet d’une drogue douce.) J’entre dans le texte ; et ce ne sont pas des mots à la légères : je deviens le texte, dans cette relation réciproque que j’entretiens avec lui : « le texte, c’est moi ; je suis le texte », en somme. J’espère que l’on saisit ce que je veux dire (note : vraiment, est-ce si important ? Mais je suis devenu tellement nombriliste sous l’effet de cette drogue que ce qui touche à ma personne, et à ses « faits et gestes » surtout, prend une importance capitale, démesurée.

D’où ce va-et-vient permanent dans le texte pour le compléter et le corriger –raffinement de l’unité admirable de mon être à ce moment, sa démonstration, son dessin. Et tout semble important, tout est important : voilà que j’en viens à écrire «  J’écris ».

Et puis vient la fatigue.
 

A quel moment l’ivresse prend-elle le pas sur nous, et à quel moment s’évanouit-elle ? Peut-on parvenir à isoler et à considérer ce moment, celui qui annoncerait la fin de « l’ivresse », comme on peut enregistrer le franchissement d’une frontière physique ?
 

Reste ceci :
Aimer absolument ce qui nous vient.
 

S.