IDYLLE D'UN SOIR, IDYLLE SECRETE


À Mathilde.

Miko - Orphée
Miko (Charles Mikolaycak), Orpheus, 1992

 

Je vous aime, Mathilde de la Frette-Montigny.

Bien sûr, nous avions des circonstances atténuantes : tu étais ivre et je l'étais aussi d'ailleurs ; mais pourtant, à un certain degré, l'ivresse révèle. Parce que c'est une dimension sans barrière, c'est le lieu de l'innocence retrouvée.

Au début de la soirée, et cela m'est revenu ensuite ajoutant comme une dernière arabesque à mon souvenir, tu parlais russe et tu étais déjà belle.

Longtemps, longtemps plus tard, quand j'ai descendu l'escalier la tête en feu, tu étais là. Seule au milieu du salon tu dansais ivre et gracieuse, et renversant la tête parfois dans un éclat de rire qui découvrait ta gorge et oh mon dieu tu étais une déesse. Le chien d'Oscar était là, battant la mesure avec sa queue et j'ai dansé avec le chien et toi aussi ; je t’ai fait rire.
Puis tu m'as pris la main et tu m'as dit "Maintenant, viens danser avec moi".
Alors je suis venu. J'ai serré parfois ta main dans la mienne et tu étais si charmante, tu as ri de nos premiers pas et puis tu tournais dans le mauvais sens ; nous nous entendions à merveille, nous étions beaux sans doute ; je t'ai fait un baisemain et tu as dit "mais tu es un homme formidable !" et tu riais… je t'ai trouvée plus belle encore. Je te l'ai dit, et souriant tu as répondu "d'accord, alors tombe amoureux de moi". Puis tu as posé ton doigt sur mes lèvres et presque grave soudain tu m'as dit :"Mais c'est un secret"…
Et nous avons dansé et j'embrassais tes mains, ta gorge, tes lèvres, parfois tu te débattais en riant et puis tu fermais les yeux. Et puis tu t'es penchée un peu plus vers moi et tu as ajouté "Tu vois ce garçon qui danse avec la fille là-bas… c'est mon homme". J'ai regardé, et j'ai dit "je m'en fous" et je t'ai demandé "tu l'aimes ?". Tu n'as rien répondu, tu as seulement posé ton doigt sur mes lèvres de nouveau et je m'en fichais de ton homme, parce qu'il était tellement loin. Je m'en fichais car nous avions pris le large tandis que lui était resté quelque part ; le monde entier était resté quelque part, il n'y avait plus que toi. "Chut…" répétais-tu pourtant.
Moi quand je t'embrassais tu me disais "c'est un secret" ; et c'était la vérité.

Puis tu as voulu que nous sortions. J’avais chaud et je fus surpris par la fraîcheur de la nuit. Ma main dans la tienne, nous sommes avancés sur la terrasse. Plongés dans la pénombre nous sommes restés longtemps ainsi sous la nuit, sous la lune, et tu m’as dit des choses agréables, des sortes de projets, tandis que je hochais la tête en souriant. Dans les arbres tout proches les jeunes feuillages frissonnaient comme au bord d’un lac.

Je me fiche bien de savoir que tu as un petit ami et tant pis si tu l'aimes, et tant pis si tu n'as que rêvé cette secrète idylle. Je voudrais que tu te souviennes un peu, car quel que soit ton nom, Mathilde, je suis tombé amoureux de toi.
A cause de ton rire ton sourire de ta voix qui me parle et me dit mais tu es un homme formidable de ton regard de tes yeux qui me regardent et m'électrisent de ton secret, je n'en pouvais plus, et j'ai pensé un moment partons ensemble tu m'aurais montré ta maison et je t'aurais embrassée, dans le cou, deux fois, ta peau si douce et tu aurais ri.
Nous étions heureux, tu ne crois pas ? C'était une idylle d'un moment.

Et je revois ton visage avec une précision surprenante.
Et il me tourmente, ton visage. Je n'ose pas rêver de toi je ne veux pas t'imaginer, Mathilde ; car tout cela resterait alors une péripétie sans vraiment de sens, et justement je crois que cette péripétie en avait, du sens.
Tout est une question d'interprétation, je sais. Le sens vient après.
Il vient le lendemain, lorsque l'on s'éveille, l'esprit comme décalé encore.
Il vient de la lutte sans pitié de la raison qui soumet les réminiscences et les sensations, cherchant à les polir, à leur donner forme, à les transformer en souvenirs. Il vient de la confrontation subtile qui oppose alors les souvenirs, plus ou moins nets, à ce que nous appelons la réalité, blanche comme les jours…
Il vient, enfin, de la fin d'une certaine innocence prêtée par l’ivresse, et des responsabilités sociales qui, au matin, s'imposent aux enfants que nous ne sommes plus.

L’aube est arrivée imperceptiblement ; et, sans même oser te dire au revoir, je me suis évanoui avec la nuit.

Je ne veux rien trahir rien de ce que j'ai ressenti pour toi ; ni mon désir ni l'aveuglante certitude qui m'a habité ; plus encore, je voudrais te redire encore combien tu as illuminé ma nuit, et comment ton image m'a hanté tous les jours suivants.

Et peut-être que cela pourra paraître insensé, mais je suis sûr que nous aurions pu nous entendre.
Nous avons "été ensemble" -et jamais la poésie vulgaire de ces deux mots accolés ne m'a parue aussi divine…
Or je ne suis pas tellement accoutumé à ce genre d'illumination.

J'espère que tu te souviendras de moi un peu autrement que comme une farce de la destinée. Je ne veux pas avoir été simplement un élément du décor ; il faut que tu te souviennes un peu.

Je voudrais que tu te souviennes de notre idylle d'un soir.

 

 


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