(Mars 2006)
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Giovanni Borelli (1680) - De motu animalium
n samedi soir, après les émeutes, vous traversez la cave du Stonewall encombrée de jeunes gens devant le booth du DJ, lorsque soudain votre chapeau noir disparaît de votre tête. Dans un état d'ivresse avancée, vous vous retournez, interloqué : votre chapeau se trouve à présent posé sur la tête d'une fille jeune qui danse, un sourire aux lèvres, faisant mine de vous ignorer. Amusé, vous lui reprenez doucement votre bien et vous apprêtez à repartir, lorsque la jeune fille, décidément mutine, s'en empare de nouveau.
"Tu l'aimes bien ce chapeau ?" lui demandez-vous en souriant.
Elle relève la tête, vous fait face :
"Oh, oui !" répond-t-elle, provocante et moqueuse, et de ses yeux clairs elle soutient votre regard.
Vous riez, vous lui dites qu'elle a raison ; que ce chapeau lui va très bien ; et même, vous le tournez légèrement sur sa tête, reculez d'un pas, bousculant le couple derrière vous pour admirer le résultat. Elle vous sourit, elle est jolie. "Comment tu t'appelles ?"
Vous esquissez quelques pas de danse dans la cohue. Vous trouvez ça un peu drôle ; comme toujours, vous êtes flatté de l'intérêt qu'on vous porte.
Vous avez pris sa main, elle s'est laissée faire, et vous avez dansé un moment. Vous, avec une gaucherie affectée, pour masquer un accès de timidité ; elle, en ryhtme mais sans pour le moment d'éclat remarquable. Ses joues sont rouges, brûlantes, ses cheveux blonds sont plaqués sur son front par la sueur.
Elle s'appelle Camille. Elle est étudiante à l'école du Louvre.
Il fait chaud. Au trouble initial s'est substitué une envirante sensualité maîtrisée.
Maintenant, une pensée automatique vous traverse la tête : il faudrait passer ma main dans son dos, comme ça, doucement, sans avoir l'air de vouloir provoquer des frissons (il sera toujours temps de faire marche arrière sans dommages si le résultat n'atteint pas vos espérances) : ce sera facile. Ensuite seulement, vous pourrez la rapprocher, tenir son corps contre le vôtre, et...
Et puis quelque chose se passe.
Les liens invisibles qui formaient l'espace intime, secrètement délimité, que vous partagiez avec Camille se sont délités. L'univers s'est ouvert, et celle qui tout-à-l'heure était le centre de votre attention, et qui n'a pourtant pas bougé, se trouve brutalement renvoyée à des kilomètres : ce n'est plus à présent qu'un animalcule à peine remarquable, remuant parmi d'autres.
A quoi bon, pensez-vous en la regardant se déhancher devant vous.
C'est un ennui violent, inattendu, immédiatement suivi d'une bouffée nauséeuse de dégoût. Pas pour Camille, non ; pour vous-même.
Ces gestes cent fois répétés, le jeu de l'ambiguïté et de la séduction discrète, ces tactiques misérables qui ressurgissent de votre reptilien cervelet et qui, naturellement, marchent...
Elles "marchent" même toutes seules, ces tactiques, dictées par une part autonome de vous-même ; une part résolument désinhibée, et parfaitement désinvolte.
Pourquoi certaines personnes s'appellent-elles Camille ? Pourquoi ont-elles décidé de vous sourire, pourquoi à vous en particulier, et en dépit de votre air crétin ?
Sans doute est-ce le chapeau… Peut-être aussi le tee-shirt rouge, ou la veste rayée ? Ou, plus simplement, l'alcool.
La musique est agressive, comme sourdant des murs eux-mêmes, ou du plafond, qui d'ailleurs s'est rapproché ; et tout vous semble absurde, odieux même. Vous vous sentez très fatigué, à la limite du vomissement.
Vous voilà emmuré dans une brique humide de sueurs froides. Vous vous sentez étranger à cette fête, qui ressemble fort à un "baisodrome" comme aiment dire les jeunes après les soirées mouvementées : un moment de drague effrénée, conditionnée.
Vous avez arrêté de danser, vous dites que vous avez soif. Camille prend une bière des mains d'une de ses amies, et vous la tend en souriant. Vous en buvez une gorgée, rendez la cannette. Vous dites que vous allez au bar.
Oui, cette Camille est plutôt jolie ; si ça se trouve, elle est même intéressante. Mais c'est trop tard, vous n'avez pas envie de le savoir.
Vous reprenez votre chapeau, vous dites je reviens et vous ne revenez pas.
Vous marchez, maussade, dans la nuit froide, vers ce repos que vous n'attendiez pas si tôt. Vous avez abandonné vos amis qui, encore plus ivres que vous, refusent de se rendre.
Est-ce cela, être vieux ? Renoncer aux charmes de la séduction ludique ? Vous vous sentez misérable.
ous pensez à la vraie jeune fille, celle qui vous manque, votre précieuse et fantasque absente qui, si loin d'ici, dort peut-être. Vous vous accrochez à son image, à quelque souvenir agréable...
Il pleut.
Vous voilà triste.
Vous l'aimez...