Sami.is.free
B  I  B  L  I  O  T  H  E  Q  U  E ~ V  I  R  T  U  E  L  L  E
 

Alexis de Tocqueville
L'Ancien Régime et la Révolution
(1856)
 

* * *

Table des matières

Introduction
AVANT-PROPOS

LIVRE PREMIER

CHAPITRE I Jugements contradictoires qui sont portés sur la Révolution à sa naissance
CHAPITRE II Que l'objet fondamental et final de la Révolution n'était pas, comme on l'a cru, de détruire le pouvoir religieux et d'énerver le pouvoir politique
CHAPITRE III Comment la révolution française a été une révolution politique qui a procédé à la manière des révolutions religieuses, et pourquoi
CHAPITRE IV Comment presque toute l'Europe avait eu précisément les mêmes institutions et comment ces institutions tombaient en ruine partout
CHAPITRE V Quelle 4 été l’œuvre propre de la révolution française
 

LIVRE DEUXIÈME

CHAPITRE I Pourquoi les droits féodaux étaient devenus plus odieux au peuple en France que partout ailleurs
CHAPITRE II Que la centralisation administrative est une institution de l'ancien régime, et non pas l’œuvre de la Révolution ni de l'Empire, comme on le dit
CHAPITRE III Comment ce qu'on appelle aujourd'hui la tutelle administrative est une institution de l'ancien régime
CHAPITRE IV Que la justice administrative et la garantie des fonctionnaires sont des institutions de l'ancien régime
CHAPITRE V Comment la centralisation avait pu s'introduire ainsi au milieu des anciens pouvoirs et les supplanter sans les détruire
CHAPITRE VI Des mœurs administratives sous l'ancien régime
CHAPITRE VII Comment la France était delà, de tous les pays de l'Europe, celui où la capitale avait acquis le plus de prépondérance sur les provinces et absorbait le mieux tout l'empire
CHAPITRE VIII Que la France était le pays où les hommes étaient devenus le plus semblables entre eux
CHAPITRE IX Comment ces hommes si semblables étaient plus séparés qu'ils ne l'avaient jamais été en petits groupes étrangers et indifférents les uns aux autres
CHAPITRE X Comment destruction de la liberté politique et la séparation des classes ont causé presque toutes les maladies dont l'ancien régime est mort
CHAPITRE XI De l'espèce de liberté qui se rencontrait sous l'ancien régime et de son influence sur la Révolution
CHAPITRE XII Comment, malgré les progrès de la civilisation, la condition du paysan français était quelquefois pire au XVIIIe siècle qu'elle ne l'avait été au XIIIe.
 

LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE I Comment, vers le milieu du XVIIIe siècle, les hommes de lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays, et des effet qui en résultèrent
CHAPITRE II Comment 1 irréligion avait pu devenir une passion générale et dominante chez les Français du XVIIIe siècle, et quelle sorte d'influence cela eut sur le caractère de la Révolution
CHAPITRE III Comment les Français ont voulu des réformes avant de vouloir des libertés
CHAPITRE IV Que le règne de Louis XVI a été l'époque la plus prospère de l'ancienne monarchie, et comment cette prospérité même hâta la Révolution
CHAPITRE V Comment on souleva le peuple en voulant le soulager
CHAPITRE VI De quelques pratiques à l'aide desquelles la gouvernement acheva l'éducation révolutionnaire du peuple
CHAPITRE VII Comment une grande révolution administrative avait précédé la révolution politique, et des conséquences que cela eut
CHAPITRE VIII Comment la Révolution est sortie d'elle-même de ce qui précède

APPENDICE Des pays d'états, et en particulier du Languedoc
 
 
 

INTRODUCTION

Matériaux pour une histoire
de l'influence de l'ancien régime

Le 26 décembre 1851, Tocqueville écrivait à son ami Gustave de Beaumont, de Sorrente : « Il y a longtemps, comme vous savez, que je suis préoccupé de l'idée d'entreprendre un nouveau livre. J'ai pensé cent fois que si je dois laisser quelques traces de moi dans ce monde, ce sera bien plus par ce que j'aurai écrit que par ce que j'aurai fait. Je me sens d'ailleurs plus en état de faire un livre aujourd'hui qu'il y a quinze ans. Je me suis donc mis, tout en parcourant les montagnes de Sorrente, à chercher un sujet. Il me le fallait contemporain, et qui me fournît le moyen de mêler les faits aux idées, la philosophie de l'histoire à l'histoire même. [Souligné par nous.] Ce sont pour moi les conditions du problème. J'avais souvent songé à l'Empire, cet acte singulier du drame encore sans dénouement qu'on nomme la révolution française, mates j'avais toujours été rebuté par la vue d'obstacles insurmontables et Surtout par la pensée que j'aurais l'air de vouloir refaire des livres célèbres déjà faits. Mais cette lois le sujet m'est apparu sous une forme nouvelle qui m'a paru plus abordable. J'ai pensé qu'il ne fallait pas entreprendre l'histoire de l'Empire, mais chercher à, montrer et à taire comprendre la cause, le caractère, la portée des grands événements qui  forment les anneaux principaux de la chaîne de ce temps ; les faits ne seraient plus en quelque sorte qu'une base solide et continue sur laquelle s'appuieraient toutes les idées que  j'ai clans la tête, non seulement sur cette époque, mats sur celle qui l'a précédée et suivie, sur son caractère, sur l'homme extraordinaire qui l'a remplie, sur la direction par lui donnée au mouvement de la révolution française, au sort de la nation, et à la destinée de toute l’Europe. On pourrait faire ainsi un livre très court, un volume ou deux peut-être, qui aurait de l'intérêt et pourrait avoir de la grandeur. Mon esprit a travaillé sur ce nouveau cadre et il a trouvé, en s'animant un peu, une joule d'aperçus divers qui ne l'avaient pas d'abord frappé. Tout n'est encore qu'un nuage qui flotte devant mon imagination. Que dites-vous de la pensée mère? »

Une autre lettre de Tocqueville adressée au comte Louis de Kergorlay et datée du 15 décembre 1850, de Sorrente également, est encore plus révélatrice sur l'intention de l'auteur que les lignes précitées. « Il y a longtemps déjà », lisons-nous dans cette lettre, « que je suis occupé, je pourrais dire troublé, par l'idée de tenter, de nouveau, un grand ouvrage. Il me semble que ma vraie valeur est surtout dans ces travaux de l'esprit; que je vaux mieux dans la pensée que dans l'action; et que, s'il reste jamais quelque chose de moi dans ce monde, ce sera bien plus la trace de ce que j’ai écrit que le souvenir de ce que j'aurai fait. Les dix dernières années, qui ont été assez stériles pour moi sous beaucoup de rapports, m'ont cependant donné des lumières plus vraies sur les choses humaines et un sens plus pratique des détails, sans me faire perdre l'habitude qu'avait prise mon Intelligence de regarder les affaires des hommes par masses. Je me crois donc plus en état que je ne l'étais quand j'ai écrit La Démocratie, de bien traiter un grand sujet de littérature politique. Mais quel sujet prendre? Plus de la moitié des chances de succès sont là, non seulement parce qu'il faut trouver un sujet qui intéresse le publie, mais surtout parce qu'il faut en découvrir un qui m'anime moi-même et lasse sortir de moi tout ce que je puis donner. Je suis l'homme du monde le moins propre à remonter avec quelque avantage contre le courant de mon esprit et de mon goût; et je tombe bien au-dessous du médiocre, du moment où je ne trouve pas un plaisir passionné à ce que je fais. J'ai donc souvent cherché depuis quelques années (toutes les lois du moins qu'un peu de tranquillité me permettait de regarder autour de moi et de voir autre chose et plus loin que la petite mêlée dans laquelle j'étais en" gagé), j'ai cherché, dis-je, quel sujet je pourrais prendre ; et jamais je n'ai rien aperçu qui me plût complètement ou plutôt qui me saisît. Cependant, voilà la jeunesse passée, et le temps qui marche ou, pour mieux dire, qui court sur la pente de l'âge mûr; les bornes de la vie se découvrent plus clairement et de plus près, et le champ de l'action se resserre. Toutes ces réflexions, je pourrais dire toutes ces agitations d'esprit, m'ont naturellement porté, dans la solitude où j'habite, à rechercher plus sérieusement et plus profondément l'idée-mère d'un livre, et j'ai senti le goût de te communiquer ce qui m'est venu dans l'imagination et de te demander ton avis. Je ne puis songer qu'à un sujet contemporain. Il n'y a, au fond, que les choses de notre temps qui intéressent le public et qui m'intéressent moi-même. La grandeur et la singularité du spectacle que présente le monde de nos jours absorbe trop l'attention pour qu'on puisse attacher beaucoup de prix à ces curiosités historiques qui suffisent aux sociétés oisives et érudites. Mais quel sujet contemporain choisir? Ce qui aurait le plus d'originalité et ce qui conviendrait le mieux à la nature et aux habitudes de mon intelligence, serait un ensemble de réflexions et d'aperçus sur le temps actuel, un libre jugement sur nos sociétés modernes et la prévision de leur avenir probable. Mais quand je viens ci chercher le nœud d'un pareil sujet, le point où toutes les idées qu'il fait naître se rencontrent et se lient, je ne le trouve pas. Je vois des parties d'un tel ouvrage, je n'aperçois pas d'ensemble; j'ai bien les fils, mais la trame me manque pour faire la toile. Il me faut trouver quelque part, pour mes idées, la base solide et continue des faits. Je ne puis rencontrer cela qu'en écrivant l'histoire ; en m'attachant à une époque dont le récit me serve d'occasion pour peindre les hommes et les choses dé notre siècle, et me permette de faire de toutes ces peintures détachées un tableau. Il n'y a que le long drame de la Révolution française qui puisse fournir cette époque. J'ai depuis longtemps la pensée, que je t'ai exprimée, je crois, de choisir dans cette grande étendue de temps qui va de 1789 jusqu'à nos jours, et que je continue à appeler la Révolution française, les dix ans de l'Empire, la naissance, le développement, la décadence et la chute de cette prodigieuse entreprise. Plus j'y réfléchis, et plus je crois que l'époque à peindre serait bien choisie. En elle-même, elle est non seulement grande, mais singulière, unique même; et cependant, jusqu'à présent, du moins à mon avis, elle a été reproduite avec de fausses ou de vulgaires couleurs. Elle jette, de plus, une vive lumière sur l'époque qui l'a précédée et sur celle qui la suit. C'est certainement un des actes de la Révolution française qui fait le mieux juger toute la pièce, et permet le plus de dire sur l'ensemble de celle-ci tout ce qu'on peut avoir à en dire. Mon doute porte bien moins sur le choix du sujet que sur la façon de le traiter. Ma première pensée avait été de refaire à ma manière le livre de M. Thiers ; d'écrire l'action même de l'Empire, en évitant seulement de m'étendre sur la partie militaire, que M. Thiers a reproduite, au contraire, avec tant de, complaisance et de talent. Mais, en y réfléchissant, il me vient de grandes hésitations à traiter le sujet de cette manière. Ainsi envisagé, l'ouvrage serait une entreprise de très longue haleine. De plus, le mérite principal de l'historien est de savoir bien taire le tissu des faits, et j'ignore si cet art est à ma portée. Ce à quoi j'ai le mieux réussi jusqu'à présent, c'est à juger les faits plutôt qu'à les raconter ; et, dans cette histoire proprement dite, cette faculté que je me connais n'aurait à s'exercer que de loin en loin et d'une façon secondaire, à moins de sortir du genre et d'alourdir le récit. Enfin, il y a une certaine affectation à reprendre le chemin que vient de suivre M. Thiers. Le publie vous sait rarement gré de ces tentatives ; et quand deux écrivains prennent le même sujet, il est naturellement porté à croire que le dernier n'a plus rien à lut apprendre. Voilà mes doutes; je te les expose pour avoir ton avis.

« À cette première manière d'envisager le sujet en a succédé dans mon esprit une autre que voici: il ne s'agirait plus d'un long ouvrage, mais d'un livre assez court, un volume peut-être. Je ne ferai plus, à proprement parler, l'histoire de l'Empire, mais un ensemble de réflexions et de jugements sur cette histoire. J'indiquerais les faits, sans doute, et j'en suivrais le fil; mais ma principale affaire ne serait pas de les raconter. J'aurais, surtout, à faire comprendre les principaux, à taire voir les causes diverses qui en sont sorties; comment l'Empire est venu; comment il a pu s'établir au milieu de la société créée par la Révolution; quels ont été les moyens dont il s'est servi; quelle était la nature vraie de l'homme qui l'a fondé; ce qui a fait son succès, ce qui a fait ses revers; l'influence passagère et l'influence durable qu'il a exercée sur les destinées du monde et en particulier sur celles de la France. Il me semble qu'il se trouve là la matière d'un très grand livre. Mais les difficultés sont immenses. L'une de celles qui me troublent le plus l'esprit vient du mélange d'histoire proprement dite avec la philosophie historique. [Souligné par nous.] Je n'aperçois pas encore comment mêler des deux choses (et il faut pourtant qu'elles le soient, car on pourrait dire que la première est la toile, et la seconde la couleur, et qu'il est nécessaire d'avoir à la fois les deux pour faire le tableau). Je crains que l'une ne nuise à l'autre, et que je ne manque de Part infini qui serait nécessaire pour bien choisir les faits qui doivent pour ainsi dire soutenir les idées; en raconter assez pour que le lecteur soit conduit naturellement d'une réflexion à une autre par l'intérêt du récit, et n'en pas trop dire afin que le caractère de l'ouvrage demeure visible. Le modèle inimitable de ce genre est dans le livre de Montesquieu sur la grandeur et la décadence des Romains. On y passe pour ainsi dire à travers l'histoire romaine sans s'arrêter; et cependant on aperçoit assez de cette histoire pour désirer les explications de l'auteur et pour les comprendre. Mais indépendamment de ce que de si grands modèles sont toujours fort au-dessus de toutes les copies, Montesquieu a trouvé dans son livre des facilités qu'il n'aurait pas eues dans celui dont je parle.

S'occupant d'une époque très-vaste et très-éloignée, il pouvait ne choisir que de loin en loin les plus grands faits, et ne dire à propos de ces faits que des choses très générales. S'il avait da se renfermer dans un espace de dix ans et chercher son chemin à travers une multitude de faits détaillés et précis, la difficulté de l'ouvre eût été beaucoup plus grande assurément.

« J'ai cherché dans tout ce qui précède à te faire bien comprendre l'état de mon esprit. Toutes les idées que je viens de t'exprimer l'ont mis fort en travail; mais il s'agite encore au milieu des ténèbres, ou du moins il n'aperçoit que des demi-clartés qui lui permettent seulement d'apercevoir la grandeur du sujet, sans le mettre en état de reconnaître ce qui se trouve dans ce vaste espace. Je voudrais bien que tu m'aidasses à y voir plus clair. J'ai l'orgueil de croire que je suis plus propre que personne à apporter dans un pareil sujet une grande liberté d'esprit, et à y parler sans passion et sans réticence des hommes et des choses. Car, quant aux hommes, quoiqu'ils aient vécu de notre temps, je suis sûr de n'avoir à leur égard ni amour ni haine; et quant aux formes des choses qu'on nomme des constitutions, des lois, des dynasties, des classes, elles n'ont pour ainsi dire, je ne dirai pas de valeur, mais d'existence à mes yeux, indépendamment des effets qu'elles produisent. Je n'ai pas de traditions, je n'ai pas de parti, je n'ai point de cause, si ce n'est celle de la liberté et de la dignité humaine; de cela, j'en suis sûr; et pour un travail de cette sorte, une disposition et un naturel de cette espèce sont aussi utiles qu'ils sont souvent nuisibles quand il s'agit non plus de parler sur les affaires humaines, mais de s'y mêler... »

Personne ne saurait définir le but et la méthode de L'Ancien Régime plus clairement que l'auteur lui même. Il est peut-être nécessaire de souligner que Tocqueville mentionne dans ces deux lettres la difficulté qui le trouble le plus: « le mélange d'histoire proprement dite avec la philosophie historique ». En effet, ce qui donne à son livre un caractère unique est ce « mélange ». Toutes les histoires de la Révolution, écrites avant ou après Tocqueville, sont datées, marquées par les époques qui les firent naître; mais l'ouvrage de Tocqueville restera toujours frais et nouveau, parce qu'il s'agit d'un livre de sociologie historique comparée. Ni la Scienza Nuova de Vico, ni l'Esprit des Lois de Montesquieu, ni les Réflexions sur l'histoire universelle de Burckhardt n'ont vieilli, même si nos méthodes historiques ou sociologiques sont devenues plus spécialisées. Sans doute il faut placer l'Ancien Régime dans cet ordre de livres classiques.

En juin 1856, après cinq ans de recherches profondes, L'Ancien Régime fut publié. Presque en même temps, l'ouvrage parut aussi en Angleterre, traduit par l'ami de Tocqueville, Henry Reeve, qui avait déjà traduit De la démocratie en Amérique; sa cousine, Lady Duff Gordon, l'aida à faire la traduction. « Elle fait ce métier-là dans la perfection », écrit Reeve à Tocqueville. Dans la même lettre du 27 avril 1856, Reeve dit à son ami: « Plus j'approfondis les chapitres de votre livre que j'ai déjà reçus, plus j'en suis pénétré et enchanté. Tout y est frappé comme une oeuvre d'art, et j'y retrouve la trace et la vérité de la sculpture grecque. » Reeve était le premier lecteur de l'ouvrage de Tocqueville. Il compare L'Ancien Régime, dans l'œuvre de Tocqueville, avec la place que l'Esprit des Lois prend dans les travaux de Montesquieu. (Lettre de Reeve à Tocqueville du 20 mai 1856.)

Entre 1856 et 1859 - l'année de la mort prématurée de Tocqueville - l'ouvrage atteignit quatre éditions en France; deux en 1856; une en 1857 et la dernière, qui forme la base de la présente édition, en 1859, mais elle a été publiée en décembre 1858. C'est la 4e édition; une autre a été publiée en 1860, nommée aussi 41 édition. Une nouvelle édition appelée à tort 7e édition a été publiée en 1866 par Gustave de Beaumont, comme tome IV de son édition des Oeuvres complètes. J'ai pu trouver les éditions suivantes postérieures à 1866: 1878, 1887, 1900, 1902, 1906, 1911, 1919, 1921, 1928, 1934. Ce qui tait en tout seize éditions en France, représentant 25.000 exemplaires  . En Angleterre, l'édition Reeve fut publiée en 2e édition en 1873, augmentée de sept chapitres tirés du volume VIII des Oeuvres complètes (éd. Beaumont); la 3e édition Reeve fut publiée en 1888. En 1904, The Clarendon Press, Oxford, publia une édition française de L'Ancien Régime avec une introduction et des notes de G. W. Headlam; cette édition a été réimprimée en 1916, 1921, 1923, 1925, 1933 et 1949. En plus, la librairie Basil Blackwell publia en 1933 une nouvelle traduction anglaise de L'Ancien Régime, par les soins de M. W. Patterson, malheureusement sans les notes importantes que Tocqueville a ajoutées à son ouvrage; cette édition a été réimprimée en 1947 et 1949. On voit qu'il y a jusqu'à maintenant treize éditions de L'Ancien Régime en Angleterre. Ce livre est devenu partie intégrante de la civilisation britannique. Ce fait n'est pas difficile à expliquer. Dès le commencement du XXe siècle, les autorités de l'Université d'Oxford ont institué L'Ancien Régime comme textbook, manuel de base pour tous les étudiants d'histoire et de sciences sociales. En Amérique, l'ouvrage de Tocqueville /ut publié également en 1856 sous le titre: The Old Regime and the Revolution, traduit par John Bonner; les éditeurs étaient Harper and Brothers. Une traduction allemande, par les soins de Arnold Boscowitz, parut en 1856, intitulée: Das alte Staatswesen und die Revolution ; l'éditeur était Hermann Mendelsohn, Leipzig.

On pourrait facilement écrire un livre sur la pénétration des idées de L'Ancien Régime parmi les lecteurs contemporains. Nous indiquons seulement quelques filiations. Ainsi Charles de Résumat écrivait dans l'article précité sur l'ouvrage de son ami: « Il faut se rappeler l'idée fondamentale de son premier ouvrage. Il y a plus de vingt ans qu'appliquant cette idée à l'Europe, il terminait son livre sur l'Amérique par la conclusion dont voici les termes: « Ceux-là me semblent bien aveugles qui pensent retrouver la monarchie de Henri IV ou de Louis XIV. Quant à moi, lorsque je considère l'état où sont déjà arrivées plusieurs nations européennes et celui où toutes les autres tendent, je me sens porté à croire que bientôt, parmi elles, il ne se trouvera plus de place que pour la liberté démocratique   ou pour la tyrannie des césars. » De cette pensée, conçue dès longtemps, il a pu depuis lors étudier dans les choses le fort et le faible, restreindre la généralité, limiter l'application ou constater la justesse; mais la démocratie n'a pas cessé de lui paraître le fait dominant du monde contemporain, le danger ou l'espérance, la grandeur ou la petitesse du sociétés actuelles dans un prochain avenir. Il a, dans la préface de son nouvel écrit, résumé sous une forme vive et frappante les caractères de ces sociétés, quand le principe démocratique a commencé à s'emparer d'elles. Le tableau est tracé d'une main ferme et sûre qui n'outre rien, qui ne néglige rien, qui sait unir la précision du dessin à la vérité du coloris. On y voit que le peintre, avec son talent, a conservé son point de vue. Il n'a pas changé de système, de manière ou d'idées. Ni une expérience de vingt ans, ni quatre ans d'études et de réflexions consacrées à son ouvrage, n'ont altéré ses convictions. Grâces lui en soient rendues, il croit encore ce qu'il pense. » Ajoutons à ces lignes le témoignage d'un autre ami de Tocqueville, Jean-Jacques Ampère: « Aujourd'hui, M. de Tocqueville, ayant vécu dans les Chambres et passé par le pouvoir, confirmé ses théories par l'expérience et donné a ses principes l'autorité de son caractère, a employé le loisir que lui font les circonstances actuelles à méditer sur un fait plus vaste que la démocratie américaine, sur la Révolution française. Il a voulu expliquer ce grand fait, car le besoin de son esprit est de chercher dans les choses la raison des choses. Son but a été de découvrir par l'histoire comment la Révolution française était sortie de l'ancien régime. Pour y parvenir, il a tenté, ce dont on ne s'était guère avisé avant lui, de retrouver et de reconstruire l'état vrai de la vieille société française. Ceci a été une oeuvre de véritable érudition prise aux sources, appuyée sur les archives manuscrites de plusieurs provinces: des notes fort curieuses, placées à la fin du volume, en font loi. Ce travail, à lui seul, eût été très Important et très instructif; mais, dans la pensée de celui qui a eu le courage de l'entreprendre et de le poursuivre, ce n'était là qu'un moyen d'arriver à l'interprétation historique de la Révolution française, de comprendre cette Révolution et de la taire comprendre»

Du compte rendu très détaillé d'Ampère, nous retenons seulement ces lignes: « On est saisi d'étonnement en voyant dans le livre de M. de Tocqueville à quel point presque tout ce que l'on regarde comme des résultats ou, ainsi qu'on dit, des conquêtes de la Révolution, existait dans l'ancien régime: centralisation administrative, tutelle administrative, mœurs administratives, garantie du fonctionnaire contre le citoyen, multiplicité et amour des places, conscription même, prépondérance de Paris, extrême division de la propriété, tout cela est antérieur à 1789. Dès lors, point de vie locale véritable; la noblesse n'a que des titres et des privilèges, elle n'exerce plus aucune influence autour de soi, tout se /ait par le conseil du roi, l'intendant ou le subdélégué: nous dirions le conseil d'État, le préfet et le sous-préfet. Il ne se passe pas moins d'un an avant qu'une commune obtienne du pouvoir central la permission de rebâtir son presbytère ou de relever son clocher. Cela n'a guère été dépassé depuis. Si le seigneur ne peut plus rien, la municipalité, sauf dans les pays d'états, peu nombreux, comme on sait, et auxquels est consacré, dans l'ouvrage de M. de Tocqueville, un excellent appendice, la municipalité ne peut pas davantage. Partout la vraie représentation municipale a disparu, depuis que Louis XIV a mis les municipalités en office, c'est-à-dire les a vendues: grande révolution accomplie sans vue politique, mais seulement pour faire de l'argent, ce qui est, dit justement M. de Tocqueville, bien digne du mépris de l'histoire. L'héroïque commune du moyen âge, qui, transportée en Amérique, est devenue le township des États-Unis, s'administrant et se gouvernant lui-même, en France n'administrait et ne gouvernait rien. Les fonctionnaires pouvaient toute et, pour leur rendre le despotisme plus commode, l'État les protégeait soigneusement contre le pouvoir de ceux qu'ils avaient lésés. En lisant ces choses, on se demande ce que la Révolution a changé et pourquoi elle s'est faite. Mais d'autres chapitres expliquent très bien pourquoi elle s'est faite et comment elle a tourné ainsi...»

Sur le style de l'ouvrage de Tocqueville, l'éminent historien de la littérature comparée s'exprime ainsi: « J'ose à peine apprécier dans une oeuvre si sérieuse les qualités purement littéraires; cependant je ne puis taire que le style de l'écrivain a encore grandi. Ce style est à la lois plus large et plus souple. Chez lui la gravité n'exclut pas la finesse, et, à côté des considérations les plus hautes, le lecteur rencontre une anecdote qui peint ou un trait piquant qui soulage l'indignation pour l'ironie. Un leu intérieur court à travers ces pages d'une raison si neuve et si sage, la passion d'une âme généreuse lu anime toujours; on y entend comme un accent d'honnêteté sans illusion et de sincérité sans violence qui tait honorer l'homme clans l'auteur et inspire tout à la lois la sympathie et la vénération. » (J.-J. Ampère, op. cit.)

Même dans la correspondance intime de cette époque, se retrouve l'écho de l'ouvrage de Tocqueville. Ainsi, Cuvillier-Fleury écrit au duc d'Aumale: « Avez-vous lu L'Ancien Régime de Tocqueville? Livre écrit avec un grand sens, à mon avis, une érudition supérieure et un vrai talent (à la Montesquieu) dam quelques parties; un peu vague pourtant dans ses conclusions, ce livre semble accuser un défaut de sympathie véritable pour la Révolution française, quoique rempli de l'aversion la plus significative pour la tyrannie. Quoi qu'il en soit, la conclusion à tirer de l'ouvrage, indépendamment même des opinions de l'auteur, c'est que la Révolution française était provoquée par les causes les plus légitimes, que le tempérament des classes supérieures la rendait inévitable, celui du peuple irrésistible, et que ce dernier l'a faite avec autant de colère que de raisons. Quant à moi, cela me suffit. Littérairement, le tort du livre mi de donner pour des révélations et avec un ton d'initiateur, des vérités connues la plupart, et démontrées depuis longtemps, quelques-unes notamment dans le premier et remarquable volume de l'Histoire des causes de la Révolution française, par Granier de Cassagnac... » Le due d'Aumale répondit: « ... je voulais vous parler du livre de M. de Tocqueville, que j'achève en ce moment. Je l'ai lu avec le plus vit Intérêt et j'en lais le plus grand cas, bien que je ne partage pas toutes les opinions de l'auteur, et que je ne tienne pas pour neuf tout ce qu'il présente comme tel. Voici comme je résume les impressions que me laisse cette lecture:

« M. de Tocqueville montre bien que la Révolution était nécessaire, légitime, malgré ses excès, qu'elle seule pouvait détruire les abus, affranchir le peuple, les paysans, comme dit l'auteur. Il absout la Révolution d'avoir créé une centralisation exagérée et beaucoup d'instruments de tyrannie: tout cela existait avant elle; il l'absout d'avoir détruit les contre-poids qui pouvait arrêter l'anarchie ou la tyrannie: ils avaient disparu avant elle. Mais il l'accuse, non sans quelque vraisemblance, de n'avoir su, jusqu'ici, créer aucun de ces contrepoids dont la place, au moins, était encore marquée sous l'ancienne monarchie. Il l'accuse d'avoir repris toute la machine gouvernementale de l'ancien régime, et d'avoir constitué un état tel qu'au bout de soixante ans nous avons été, pour la seconde lots, et Dieu sait pour combien de temps, ramenés cl une tyrannie plus logique, plus égale, mais assurément plus complète que l'ancienne.
 

« Le défaut du livre est de ne pas conclure; d'être un peu désespérant, de ne pas faire assez ressortir le bien, de ne pas indiquer le remède au mal. Il est bon de dire la vérité au peuple, mais pas d'un ton décourageant; il ne faut surtout pas avoir l'air de dire à une grande nation qu'elle est indigne de la liberté: cela réjouit trop les oppresseurs, les serviles et lu égoïstes.

« Avec tout cela, c'est un beau livre, que j'admire et qui mérite, je croîs, qu'on en dise du bien, pour le fond comme pour la forme. Car, ainsi que vous le dites, on y respire une sincère horreur de la tyrannie, et c'est là qu'est l'ennemi. L'ancien régime est mort, pour ne plus revenir; mats il n'est pas permis de croire que, sur ses ruines, on ne puisse reconstruire que le despotisme ou l'anarchie: ce sont là les bâtards de la Révolution; c'est la liberté seule qui est sa fille légitime, et qui, avec l'aide de Dieu, chassera un jour les intrus. » (Correspondance du due d'Aumale et de Cuvillier-Fleury, 4 vol., Parts, 1910-1914, vol. II, pages 333 et suivantes.

Puisque L'Ancien Régime est aussi un livre anglais, il faut que nous disions un mot de l'accueil qu'il reçut en Angleterre. Nous avons déjà parlé de Henry Reeves; en tant que directeur de la revue anglaise la plus importante de ce temps, The Edinburgh Review,  et en qualité de leader-writer du Times, son opinion enthousiaste sur le livre était d'un grand poids. Son ami G.W.  Greg publia un compte rendu en deux articles dans ce grand journal qui, comme aujourd'hui, donnait le ton à l'opinion. Citons quelques lignes de ces articles: « Il est rarement prudent d'aventurer une prédiction car les circonstances peuvent ne pas rendre l'événement Inévitable. Mais, dans ce cas, nous pouvons dire avec confiance que la gloire de M. de Tocqueville ira croissante et que la postérité élargira le jugement de ses contempo-rains... » Greg donne alors une longue analyse de l'ouvrage; elle devait un jour être rééditée dans une collection d'études sur Alexis de Tocqueville. Vers la fin de cette étude approfondie, Greg écrit: « Nous croyons avoir signalé à nos lecteurs que M. de Tocqueville a écrit un livre d'une grande importance, un livre presque entièrement rempli de faits inconnus qui conduisent à des vues de l'histoire qui sont vraiment des découvertes et des découvertes d'une valeur permanente. Cependant, ce livre n'est qu'une portion d'un ouvrage qu'il nous promet et qui donnera l'application de toutes ses investigations, car le présent volume et ceux antérieurs sur l'Amérique ne sont, si nous comprenons bien, que des parties détachées du même travail, - le travail littéraire de sa vie, - pour l'estimation des perspectives de la société dans l'étape actuelle de son développement. »

Son ami, Sir George Cornewall Lewis, chancelier de l'Échiquier et remarquable savant, remercie Tocqueville de l'envoi d'un exemplaire de L'Ancien Régime et lui écrit dans une lettre du 30 juillet 1856: » C'est le seul livre que j'aie jamais lu qui ait satisfait mon esprit parce qu'il donne une vue tout à fait véridique et rationnelle des causes et du caractère de la Révolution française   ... » Nous arrêtons Ici les exemples que nous pourrions encore donner sur l'accueil que l'ouvrage de Tocqueville reçut en Angleterre.

Voici maintenant quelques témoignages de l'influence que L'Ancien Régime exerça sur les générations postérieures. (Dans son remarquable petit livre: Histoire d'une Histoire esquissée pour le troisième Cinquantenaire de la Révolution française, Paris, 1939, page 24, Daniel Halévy écrit: « Cependant il faut mentionner un grand livre, qui est de Tocqueville... En 1856, Tocqueville publie L'Ancien Régime et la Révolution; l’œuvre exercera une influence très longue, et nous ajournons d'en parler. » Or, c'est justement de cette influence que j'aimerais parler.)

Nous avons déjà Indiqué dans notre bibliographie annotée pour La Démocratie en Amérique (1, 2, page 389) que l'éducation politique de la génération qui réalisa la Constitution de 1875 était profondément imprégnée par les ouvrages de Tocqueville, de Broglie et de Prévost- Paradol. Le livre du due de Broglie, Vues sur le Gouvernement de la France, Paris, 1870, restitue l'atmosphère de L'Ancien Régime, comme beaucoup de références le montrent  .

L'influence de Tocqueville sur Taine était considérable. Si l'on étudie Les Origines de la France contemporaine, on trouve de nombreuses citations qui se réfèrent à l'ouvrage de Tocqueville. (Voir par exemple L'Ancien Régime, par Taine, Se édition, Parts, 1876, page 99.) Là, Taine écrit: « Car ce n'est point la Révolution, c'est la monarchie qui a implanté en France la centralisation. » Taine ajoute ici à son texte la note suivante:

« De Tocqueville, livre IL Cette vérité capitale a été établie par M. de Tocqueville avec une perspicacité supérieure. » Voir en plus l'extrait des notes préparatoires pour Les Origines de la France contemporaine, appendice de l'ouvrage : H. Taine, Sa vie et sa correspondance, tome III, Paris, 1905, qui contient des références à l'ouvrage de Tocqueville. (Ci. pages 300, 319.) Une étude approfondie de l'influence de l'œuvre de Tocqueville sur Taine mériterait certainement d'être faite, L'étude pénétrante de Victor Giraud, Essai sur Taine, Son oeuvre et son influence, Paris, 1932, nous donne seulement une esquisse du problème. Giraud écrit: « ... il faudrait sans doute de longues pages pour démêler avec l'exactitude et la précision désirables tout ce qu'il [Taine] a pu puiser d'informations, d'indications fécondes, de vues d'ensemble et de détail dans les ouvrages de Tocqueville. Celui-ci... avait voulu précisément traiter tout le sujet qu'allait aborder Taine. Mais il n'avait pu, dans L'Ancien Régime et la Révolution, terminer que la première partie de cette grande oeuvre; sur la suite, qui promettait d'être si remarquable, nous n'avons que des « Notes », des fragments, des chapitres à peine esquissés, rapides et puissantes ébauches d'une pensée frappée en pleine force par la mort. (Voir la partie II de L'Ancien Régime qui suivra le présent volume incessamment.) Taine est venu utiliser les matériaux épars, reconstruire sur de nouveaux irais et sur de plus larges fondements l'édifice inachevé; aux lignes sévères, £à la majesté un peu nue du monument primitif, il a substitué les riches splendeurs de son style; mats il en a conservé plusieurs parties importantes, et jusqu'au plan général. L'idée maîtresse des Origines, à savoir que la Révolution a dans toute notre histoire antérieure les plus profondes racines, était celle aussi du livre de Tocqueville; et j'oserais presque affirmer que les tendances « décentralisatrices » de Taine lui viennent en grande partie de son pénétrant et hardi prédécesseur. » Comme je viens de le dire, une étude sur Tocqueville et Taine reste encore à faire. La différence entre les deux penseurs s'explique peut-être par leur formation intellectuelle. Tocqueville abordait les problèmes sociologiques en premier lieu par l'expérience pratique et une étude profonde de l'histoire administrative et du droit, tandis que Taine était surtout formé par la littérature, la philosophie et l'art. Il me sera peut-être permis d'insérer &Ci un passage révélant la philosophie politique de Taine, passage pris dans sa correspondance (op. cit., tome II, Paris, 1904, pages 263 et suivantes) : « J'ai bien un idéal en politique et en religion, écrivait Taine en octobre 1862, mais je le sais impossible en France; c'est pourquoi je ne puis avoir qu'une vie spéculative, point pratique. Le protestantisme libre comme en Allemagne sous Schleiermacher, ou à peu près comme aujourd'hui en Angleterre; les libertés locales ou municipales comme aujourd'hui en Belgique, en Hollande, en Angleterre, aboutissent à une représentation centrale. Mais le protestantisme est contre la nature du Français, et la vie politique locale est contre la cons-titu-tion de la propriété et de la société en France. Bien à faire sinon à adoucir la centralisation excessive, à persuader au gouvernement, dans son propre intérêt, de laisser un peu parler, à amoindrir la violence du catholicisme et de l'anti-catholicisme, à vivoter avec les tempéraments. C'est ailleurs qu'il faut porter ses forces: vers la science pure, vers le beau style, vers certaines parties des arts, vers l'industrie élégante, vers la vie agréable et joliment mondaine, vers les grandes idées désintéressées et universelles, vers l'augmentation du bien-être général. » (Ci. Taine. Formation de sa pensée, par André Chevrillon, Paris, 1932; F. C. Roe, Taine et l'Angleterre, Paris, 1923; voir également A. Aulard, Taine Historien de la Révolution française, Paris, 1907; Augustin Cochin, La crise de l'Histoire révolutionnaire dans Les Sociétés de pensée et de la Démocratie, Paris, 1921. Voir aussi Heinrich von Sybel, Der alte Staat und die Revolution in Frankreich dans Kleine historische Schriften, Stuttgart, 1880, pages 229 et suivantes.) Sybel, lui-même auteur d'un ouvrage important sur la Révolution française, analyse dans cet essai le premier volume des Origines, non sans renvoyer ses lecteurs au « livre célèbre » de Tocqueville. (Ci. H. von Sybel, Geschichte der Revolutionszeit, 1789-1800, 10 vol., Stuttgart, 1897.) Sybel avait commencé la publication de son ouvrage en 1853.

Comme on le sait, les Origines de Taine étaient inspirées par l'expérience de la défaite de la France en 1871 et la Commune; en comparaison avec L'Ancien Régime, ce dernier ouvrage était beaucoup plus une étude sociologique de politique comparée. Tocqueville envisageait les tendances du rythme universel du monde occidental tandis que Taine abordait son sujet sous le point de vue d'une révolution de la société française.

En 1861, parut La Cité Antique de Fustel de Coulanges. L'ouvrage porte l'empreinte profonde de L'Ancien Régime. C. Jullian, dans son manuel précieux: Extraits des Historiens français du XIXe siècle (1re édition, Paris, 1896; nous citons d'après la 7e édition revue, Paris, 1913) écrit: « Comme influences historiques, on devine chez Fustel de Coulanges, d'abord celle de Montesquieu (l'étude des formes de gouvernement), peut-être celle de Michelet, et bien davantage celle de Tocqueville (le rôle du sentiment religieux dans la vie de la société). Il ne serait pas étonnant que L'Ancien Régime eût une action décisive sur le talent de Fustel: dans La Cité Antique, nous retrouverons la même manière d'exposer, la même allure inductive, et le même désir de ramener un livre a deux ou trots idées directrices » (pages XCI et suivantes). Quelques pages plus loin, Jullian revient à nouveau sur ce sujet: « L'action de Tocqueville est cependant plus marquée encore que celle de Michelet dans La Cité Antique. Le titre même de l'Introduction : « De la nécessité d'étudier la plus vieilles croyances des anciens pour connaître tours institutions », semble calqué sur le début de La Démocratie en Amérique. Un des grands mérites du livre sur L'Ancien Régime et la Révolution est d'avoir montré combien, après 1789, les institutions, les habitudes, l'état d'esprit d'autrefois ont persisté dans la France nouvelle, à son insu légataire universelle de La France monarchique. Fustel de Coulanges montrait dans son livre la longue persistance des traditions et des coutumes religieuses; et cette loi de la continuité n'a nulle part été plus admirablement définie que dans ces lignes de La Cité Antique : « Le passé ne meurt jamais complètement pour l'homme. L'homme peut bien l'oublier, mais il la garde toujours en lui. Car, tel qu'il est à chaque époque, il est le produit et le résumé de toutes les époques antérieures. S'il descend en son âme, il peut retrouver et distinguer ces différentes époques d'après ce que chacune d'elles a laissé en lui. » Sur Fustel de Coulanges, cf. l'ouvrage capital de l'historien suisse E. Fueter, Geschichte der neueren Historiographie, Munich et Berlin, 1911, pages 560 et suivantes; E. Champion, Les Idées politiques et religieuses de Fustel de Coulanges, Paris, 1903; J.-M. Tourneur-Aumont, Fustel de Coulanges, Paris, 1931, pages 59 et suivantes.

D'ailleurs, dans le livre précité de Jullian, on trouve une brève et très belle appréciation de l'importance de l'ouvrage de Tocqueville, appréciation qu'on lira avec profit: « Le livre de Tocqueville est, avec La Cité Antique, l’œuvre historique la plus originale et la mieux faite que le XIXe siècle ait produite... » (Cf. op. cit., pages LXXXIV et suivantes.) Jullian classe Tocqueville comme historien philosophique; nous dirons peut-être, aujourd'hui, historien sociologique. La Société féodale, de Marc Bloch, est probablement l'exemple typique de l'histoire sociologique contemporaine.

Le grand ouvrage d'Albert Sorel, L'Europe et la Révolution française, 8 vol., Parts, 1885-1904, est également marqué par l'influence toujours agissante de Tocqueville. Eugène d'Eichthal, dans son livre Alexis de Tocqueville et la Démocratie libérale, Parts, 1897, consacre un chapitre entier à L'Ancien Régime où il souligne l'influence de ce dernier sur Albert Sorel. Nous citons: « Est-il besoin de rappeler que dans sa magistrale histoire de L'Europe et la Révolution française, M. Albert Sorel a brillamment étendu à la politique extérieure de la révolution la méthode et les idées de Tocqueville, et montré que là comme à l'intérieur, « la révolution n'a point porté de conséquences, même la plus singulière, qui ne découle de l'histoire et ne s'explique par les précédents de l'ancien régime ». Il a mieux que personne prouvé la vérité de cette parole de Tocqueville: « Quiconque n'a étudié et vu que la France, ne comprendra jamais rien, Pose le dire, à la révolution française Le Play s'était certainement enrichi à la lecture do l’œuvre de Tocqueville. Dans La Réforme sociale en France déduite de l'observation des peuples européens, Paris, 1874, vol. III, se trouve une remarque fort caractéristique sur L'Ancien Régime; Le Play écrit: « L'intolérance cruelle de Louis XV conservait certaines formes d'humanité et tendait seulement a la destruction des chrétiens protestants. L'intolérance des Jacobins de 1793 tendait à la destruction absolue de toutes les religions. » Ceci est appuyé par la note suivante: « Alexis de Tocqueville a mis cette vérité en complète lumière dans un ouvrage (L'Ancien Régime et la Révolution) qui serait excellent s'il avait son vrai titre et s'il présentait une conclusion. » Nous ne croyons pas que Le Play rende justice à Alexis de Tocqueville; son esprit casuistique et moraliste était loin de comprendre la sociologie historique de Tocqueville. (Cf. J.-B. Duroselle, Les Débuts du Catholicisme social en France, 1822-1870, Paris, 1951, pages 672 et suivantes.) - Parmi les grands lecteurs de L'Ancien Régime mentionnons Georges Sorel et Jean Jaurès; Les Illusions du Progrès, 1re édition, Paris, 1908, se réfère très souvent à l'ouvrage de Tocqueville et l'Histoire socialiste de la Révolution française, édition revue par A. Mathiez, tomes I-VIII, Paris, 1922-1924, tait également apparaître les traces de L'Ancien Régime.

On pourrait aussi citer l'éminent historien du Droit français, A. Esmein, qui, dans ses Éléments de Droit Constitutionnel français et comparé (4e édition, Paris, 1906), révèle une subtile connaissance de la pensée de Tocqueville.

En plus, il ne faut pas oublier les grands historiens de la littérature française. Nous nous référons seulement à quelques-uns. Sainte-Beuve, dans les Causeries du Lundi (Se édition, tome XV, Paris, s. a., pages 96 et suivantes), montre clairement qu'il n'a jamais compris la portée sociologique de l’œuvre de Tocqueville. Si l'on se rappelle avec quel enthousiasme il avait salué la publication de La Démocratie en Amérique dans Les Premiers Lundis, on peut seulement conclure que son grand collègue de l'Académie Française devait lui avoir marché sur les pieds... (Voir J.-P. Mayer, Alexis de Tocqueville, Paris, 1948, pages 156 et suivante&.) Mats, même dans sa méchanceté, Sainte-Beuve reste toujours brillant. En contraste avec Sainte-Beuve, Petit de Julleville écrit dans son Histoire de la Littérature française, Paris, s. a., page 510: « Formé à l'école de Guizot, Tocqueville, en 1835, donnait La Démocratie en Amérique, le plus solide ouvrage de philosophie sociale qu'on eût écrit depuis l'Esprit des Lois; vingt ans plus tard (1856), L'Ancien Régime et la Révolution, livre entièrement original et neuf, dont l'influence fut très grande, et qui, au lendemain du succès bruyant des Girondins de Lamartine, commença de modifier en France, au moins chez les esprits réfléchis, ce qu'on pourrait nommer la légende révolutionnaire. Au lieu de voir dans la Révolution un cyclone imprévu (héroïque ou monstrueux), on y reconnut une résultante de causes nombreuses, éloignées, profondes. Taine achèvera ce redressement de l'opinion; mais Tocqueville l'avait commencé. » -Ferdinand Brunetière, dans cet ouvrage de valeur qu'est le Manuel de l'Histoire de la Littérature française, Parts, 1898, donne son opinion sur l'ouvrage de Tocqueville sous forme de notes: « ... et que ce livre [L'Ancien Régime et la Révolution] a marqué une époque dans la manière même de concevoir les origines de la Révolution; - et d'en représenter l'histoire. - Comment Tocqueville a bien vu: 10 que la Révolution tenait Par toutes ses ruines au plus lointain passé de notre histoire; 20 qu'elle devait à la profondeur de ses causes son caractère « religieux »; et 30 que pour cette raison il ne dépendait d'aucune puissance politique d'en abolir les effets. - Par le moyen de ces deux ouvrages [précédemment Brunetière avait parlé de La Démocratie en Amérique], nul n'a plus fait que Tocqueville, pour soustraire l'histoire à l'arbitraire du jugement de l'historien; préparer l'idée que nous nous en formons de nos jours; et lui donner tout ce qu'on peut lut donner des caractères d'une science. » (Op. cit., page 441.) Dans son ouvrage classique, l'Histoire de la Littérature française, Paris, 1912, Gustave Lanson nous donne également une admirable appréciation de l'ouvrage de Tocqueville: « ... L'Ancien Régime et la Révolution a pour base une idée d'historien. Tocqueville, comme les historiens orléanistes, voit dans la Révolution la conséquence, le terme d'un mouvement social et politique qui a son commencement aux origines mêmes de la patrie au lieu que presque toujours, pour les légitimistes et pour les démocrates, la Révolution était une rupture violente avec le passé, une explosion miraculeuse et soudaine que les uns maudissaient, les autres bénissaient, tous persuadés que la France de 1789 et de 1793 n'avait rien de commun avec la France de Louis XIV ou de saint Louis. Mais les Orléanistes faisaient servir leur vue de l'histoire aux intérêts d'un parti: Tocqueville, plus philosophe en restant strictement historien, se contente d'établir la continuité du développement de nos institutions et de nos mœurs; la Révolution s'est faite en 1789, parce qu'elle était déjà à demi faite et que, depuis des siècles, tout tendait a l'égalité et à 1a centralisation; les dernières entraves des droits féodaux et de la royauté absolue parurent plus gênantes, parce qu'elles étaient les dernières. Il explique l'influence de la littérature et de l'irréligion sur la Révolution, et la prédominance du sentiment de l'égalité sur la passion de la liberté. Ayant ainsi rendu compte de la destruction des institutions féodales et monarchiques, Tocqueville avait projeté de montrer comment la France nouvelle s'était reconstruite des débris de l'ancienne: c'est à peu près le vaste dessein que Taine a réalisé dans ses Origines de la France contemporaine. Mais Tocqueville n'eut pas le temps de donner ce complément de son ouvrage. » (Op. cit., pages 1019 et suivantes.) Les historiens de l'histoire de la littérature française ont ainsi légué les résultats de l'ouvrage de Tocqueville aux jeunes générations. Espérons qu'elles en profiteront.

En terminant notre esquisse de l'influence de L'Ancien Régime en France, nous aimerions indiquer à nos lecteurs le petit livre important de Paul Janet, l'historien éminent de la science politique, Philosophie de la Révolution française, Paris, 1875. Janet a brillamment vu que l'année 1852 a été une ligne de démarcation décisive dans la conception historique de la Révolution française. Voici ce que nous lisons dans son livre: « L'année 1852 a déterminé une véritable crise dans la philosophie de la révolution française. Une profonde déception, une déviation inouïe des principes chers jusque-là au pays, on le croyait du moins, une tendance malheureuse à sacrifier les résultats moraux de la révolution aux résultats matériels, une nouvelle forme d'absolutisme se produisant sous le prestige même des idées qui avaient dû effacer à jamais le despotisme du monde, en même temps une science un peu plus étendue, une comparaison de notre état avec celui des peuples voisins, la triste conviction - trop justifiée par l'expérience - que plusieurs de ces peuples, sans tant de crises ni de désastres, avaient atteint peu à peu par le cours des, choses cette liberté politique que nous avions rêvée et que nous avions manquée, et même, au point de vue de quelques grandes libertés sociales, nous avaient devancés et surpassés, tandis qu'un grand peuple au delà de l'Atlantique réalisait à la fois dans toute son étendue ce grand programme de liberté et d'égalité dont nota commencions déjà à sacrifier la moitié, sauf plus tard à abandonner l'autre: toutes ces vues, toutes ces réflexions,, expériences et comparaisons ont contribué à jeter des doutes sur cette croyance à la révolution que tous partageaient à quelque degré... De là, une direction toute nouvelle donnée aux théories récentes sur la révolution française. On commence à être frappé du peu de respect que la révolution avait eu pour la liberté de l'individu, de son culte pour la force, de son idolâtrie pour la toute-puissance du pouvoir central; on se demande si, en établissant dans le monde moderne l'égalité des conditions, la révolution, comme autrefois l'empire romain, n'avait pas préparé les voie& à une nouvelle forme do despotisme. Aucun publiciste n'a été plus frappé de cette pensée que le célèbre et pénétrant Alexis de Tocqueville, et il l'avait eue bien avant tout le monde. Le premier, dans son livre si original De la Démocratie en Amérique, il avait, en des temps pacifiques, modérés, constitutionnels, menacé les peuples modernes « de la tyrannie des Césars », prédiction étrange que nulle circonstance, nul événement, nul symptôme apparent ne paraissait autoriser. Plus tard, justifié en quelque sorte par les événements, il reprenait cette pensée et la développait avec la plus rare sagacité dans son beau livre sur L'Ancien Régime et la Révolution... » Nous ne pouvons pas citer intégralement la pénétrante analyse de Janet dont voici le résumé: « Ainsi, Tocqueville justifie en un sens la révolution, et en un autre sens il la critique, mais autrement que ne le /ont d'ordinaire ses censeurs ou ses amis. Il la justifie en montrant qu'elle n'a pas été aussi novatrice, ni par conséquent aussi absurde que le disent les partisans du passé. Elle a bien cherché LI fonder un ordre social sur la raison pure, sur l'idée abstraite du droit et de l'humanité; mats en cela même elle n'a fait que réaliser ce que tous les temps antérieurs avaient préparé. Elle est donc à la fois dans le vrai historique et dans le vrai philosophique. En revanche, Tocqueville cherche à éveiller nos inquiétudes sur l'une du conséquences possibles de la révolution, à savoir l'établissement d'un nouvel absolutisme, l'absolutisme démocratique ou césarique, l'effacement de l'individu, l'indifférence du droit, l'absorption de toute vie locale par le centre et par suite l'extinction de toute vitalité dans les parties: mal dont Tocqueville a peut-être (espérons-le) exagéré la portée, mais qui, ayant son germe, déjà dans toute notre histoire, a été propagé et aggravé sans nul doute à un degré extrême par la révolution. Telle est la moralité que nous suggère le livre de M. de Tocqueville... » (Cf. op. cit., pages 119 et suivantes.)
 

Ce sont précisément les tendances latentes de la révolution - l'effacement de l'individu et son nivellement dans le procès démocratique et le danger du régime plébiscitaire - qui ont profondément influencé l'œuvre du grand historien suisse Jacob Burckhardt (1818-1897). Malgré son esthéticisme contemplatif, il est peut-être, de tous le penseurs que nous avons mentionnés, le plus proche de Tocqueville. « Mais il est comme vous le dites, écrit-il dans une lettre à un ami, on veut éduquer les gens pour des meetings; le jour arrivera, où tout le monde commencera à pleurer s'il n'y a pas au moins cent personnes réunies ensemble. » Depuis que Werner Kaegi a publié les études préparatoires pour les Réflexions sur l'histoire universelle (Historische Fragmente, Stuttgart, 1942), nous savons jusqu'à quel degré Burckhardt avait assimilé la pensée de Tocqueville. La révolution française, comme phase de la révolution du XIXe et du XXe siècle, était sur le point de rencontre des deux penseurs. Nous avons déjà mentionné Fueter qui, dans l'ouvrage précité, consacre quelques pages pertinentes à la place que tient L'Ancien Régime dans le développement des sciences historiques (ci. op. cit., pages 557 et suivantes). Le sociologue Vilfredo Pareto, qui enseignait à Lausanne et dont le cerveau encyclopédique avait tout lu, n'avait pas oublié d'étudier également l'ouvrage de Tocqueville.
 

En Italie, l'œuvre de Benedetto Croce témoigne aussi du rayonnement de L'Ancien Régime.

Nous avons déjà indiqué dans notre bibliographie annotée de La Démocratie en Amérique (voir Oeuvres complètes, éd. Mayer 1, 2, page 393) que le grand penseur allemand Wilhelm Dilthey a découvert l'importance de Tocqueville pour notre temps (Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften dans Gesammelte Schriften, vol. VII, Berlin, 1927, pages 104 et suivantes). Voici ce qu'il écrit sur L'Ancien Régime : « Dans un autre livre, Tocqueville pénétra pour la première fois l'ensemble de l'ordre politique de la France du XVIIIe siècle et de la Révolution. Une science politique de cette sorte permettait aussi dos applications politiques. Sa continuation de la thèse aristotélienne se montra particulièrement fertile, notamment en ce que la constitution saine de chaque état devrait être fondée sur la juste proportion entre droits et devoirs. La négation de cet équilibre changerait les droits en privilèges, ce qui aurait pour résultat la décomposition de l'État. Une application importante de ces analyses pour la pratique était la notion des dangers d'une centralisation exagérée et l'avantage de la liberté personnelle et de l'administration locale. Ainsi tira-t-il des généralisations fertiles de l'histoire elle-même et une nouvelle analyse des réalités passées qui taisait naître une compréhension plus profonde de la réalité présente. » Dans ses études importantes sur l'histoire française avant la Révolution, l'historien allemand Adalbert Wahl s'est constamment laissé conduire par l'exemple de Tocqueville qu'il nommait « un des plus grands historiens de tous les temps ». (Voir Wahl, Vorgeschichte der französischen Revolution. Ein Versuch, 2 vol., Tübingen, 1905, et, par le même auteur, Studien zur Vorgeschichte der französischen Revolution, Tübingen, 1901.)

En Angleterre, les Reeve, Greg, Cornewall Lewis et John Stuart Mill ont assimilé les idées de L'Ancien Régime et c'est par eux que s'est révélée, à la génération suivante, l'originalité de l'ouvrage. Dans un important passage de son livre Introduction to the Study of the Law of the Constitution (1re édition, 1885 ; nous citons d'après la 8e édition, Londres, 1915), Dicey joint La Démocratie en Amérique et L'Ancien Régime pour éclaircir sa thèse capitale concernant le droit administratif. Il cite le premier de ces ouvrages: « En l'an VIII de la République française, il parut une constitution dont l'article 75 était ainsi conçu : « Les agents du « gouvernement, autres que les ministres, ne peuvent être poursuivis, pour des faits relatifs, à leurs fonctions, qu'en vertu d'une décision du Conseil d'État ; en ce cas, la poursuite a lieu devant les tribunaux ordinaires. » La constitution de l'an VIII passa, mais non cet article, qui resta après elle, et on l'oppose, chaque jour encore, aux justes réclama-tions des citoyens. J'ai souvent essayé de taire comprendre le sens de cet article 75 à des Américains ou à des Anglais, et il m'a toujours été très difficile d'y parvenir. Ce qu'ils apercevaient d'abord c'est que le Conseil d'État, en France, était un grand tribunal fixé au centre du royaume; il y avait une sorte de tyrannie à renvoyer préliminairement devant lui tous les plaignants.

« Mais quand je cherchais à leur faire comprendre que le Conseil d'État n'était point un corps judiciaire, dans le sens ordinaire du mot, mais un corps administratif dont les membres dépendaient du roi, de telle sorte que le rot, après avoir souverainement commandé à l'un de ses serviteurs, appelé préfet, de commettre une iniquité, pouvait commander souverainement à un autre de ses serviteurs, appelé conseiller d'État, d'empêcher qu'on fît punir le premier; quand je leur montrais le citoyen, lésé par l'ordre du prince, réduit à demander au prince lui-même l'autorisation d'obtenir justice, ils refusaient de croire à de semblables énormités et m'accusaient de mensonge et d'ignorance. Il arrivait souvent, dans l'ancienne monarchie, que le parlement décrétait de prise de corps le fonctionnaire public qui se rendait coupable d'un délit. Quelquefois l'autorité royale, intervenant, faisait annuler la procédure. Le despotisme sa montrait alors à découvert, et, en obéissant, on ne se soumettait qu'à la force. Nous avons donc bien reculé du Point où étaient arrivés nos pères; car nous laissons taire, sous couleur de justice, et consacrer au nom de la loi ce que la violence seule leur imposait. » (Voir Oeuvres complètes, éd. Mayer, vol. I, 1, pages 105 et suivantes; voir également notre bibliographie annotée, vol. 1, 2, pages 892 et suivantes.) Après cette citation, Dicey continue: « Ce passage classique de La Démocratie en Amérique de Tocqueville /ut publié en 1835; l'auteur avait trente ans et avait alors obtenu une gloire que ses amis comparaient à celle de Montesquieu. Son estimation du droit administratif n'a certainement pas changé quand, sur la fin de sa vie, il publiait L'Ancien Régime et la Révolution qui est de loin la plus puissante et la plus mûrie de ses oeuvres. » Dicey cite à nouveau Tocqueville: « Nous avons, il est vrai, chassé la justice de la sphère administrative où l'ancien régime l'avait laissée s'introduire fort indû-ment; mais dans le même temps, comme on le voit, le gouvernement s'introduisait sans cesse dans la sphère naturelle de la justice, et nous l'y avons laissé: comme si la confusion des pou-voirs n'était pas aussi dangereuse de ce côté que de l'autre, et même pire; car l'intervention de la justice dans l'administration ne nuit qu'aux affaires, tandis que l'intervention de l'administration dans la justice déprave le hommes et tend à les rendre tout à la fois révolutionnaires et serviles. » (L'Ancien Régime et la Révolution, présente édition, pages 125 et suivantes.) Dicey ajoute ce commentaire: Ces « mots sont ceux d'un homme de génie extraordinaire qui connaissait bien l'histoire française et qui n'ignorait rien de la France de son époque. Il fut membre de l'Assemblée pendant du années et fit, au moins une fois, partie du ministère. Il connaissait la vie publique de son pays tout autant que Macaulay connaissait la vie publique anglaise. Peut-être le langage de Tocqueville montre-t-il des traits de l'exagération explicable en partie par la tournure de son esprit et par la tendance de sa pensée qui lut ont fait étudier assidûment, en le conduisant à exagérer, l'affinité et les relations entre les faiblesses de la démocratie moderne et les vices de l'ancienne monarchie. » (Dîcey, op. cit., pages 351 et suivantes.)

Un éminent collègue de Dicey à Oxford, le grand historien de l'histoire administrative et juridique de l'Angleterre, Sir Paul Vinogradoff, a légué les méthodes et la résultats de L'Ancien Régime à tous ses étudiants. Lei études de l'histoire économique n'avaient que commencé en Angleterre. L'ouvrage de Tocqueville exerçait une influence importante, mais indirecte, sur le développement de cette science. Nous ne serions pas surpris non plus que l'oeuvre de l'historien classique de l'histoire du droit anglais, F. W. Maitland, porte les traces profondes de l'étude de Tocqueville, (Cf. P. Vinogradoff, Outlines of Historical Jurisprudence, Oxford, 1920, vol. I, pages 152 et suivantes; R. H. Tawney, Religion and Rise of Capitalism, Londres, 1926, traduction française, Parts, 1951; F. W. Maitland, History of English Law up to the time of Edward I [avec F. Pollock], Oxford, 1895; par le même auteur, The constitutional History of England, Cambridge, 1908.) Nous avons déjà mentionné Lord Acton qui avait également subi l'influence de Tocqueville. (Voir notre bibliographie annotée, vol. 1, 2, page 391.) Dans ses Lectures on the French Revolution (Londres, 1910), Acton écrit dans un appendice sur la littérature de la Révolution: « Vers le milieu du XIXe siècle, quand les premiers volumes de Sybel commençaient à paraître, les études plus profondes commençaient en France avec Tocqueville. Il fut le premier à établir, sinon à découvrir, que la révolution ne /ut pas simplement une rupture, un renversement, une surprise, mais en partie un développement des tendances travaillant la monarchie ancienne... De tous les écrivains, il est le plus acceptable et le plus sévère à trouver des défauts. » (Op. cit., pages 356 et suivantes.)

En Amérique, L'Ancien Régime a été apprécie seulement par la dernière génération. Une nation jeune découvre la science de l'histoire assez tard. Les méthodes historiques appliquées à la sociologie politique, comme le démontre l’œuvre de Tocqueville, est le résultat d'une civilisation mûre. Le hibou de Minerve commence à voler au crépuscule, comme disait Hegel. Terminons cette esquisse de l'influence de L'Ancien Régime par une phrase que nous prenons dans une bibliographie qu'un éminent historien américain, Robert Ergang, a ajoutée à son ouvrage, Europe from the Renaissance to Waterloo (New York, 1939): « L'Ancien Régime et la Révolution, traduit par John Bonner (1856), présente la plus profonde analyse des causes de la révolution. »
 

AVANT-PROPOS

Le livre que je publie en ce moment n'est point une histoire de la Révolution, histoire qui a été faite avec trop d'éclat pour que je songe à la refaire; c'est une étude sur cette Révolution.

Les Français ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple, afin de couper pour ainsi dire en deux leur destinée, et de séparer par un abîme ce qu'ils avaient été jusque-là de ce qu'ils voulaient être désormais. Dans ce but, ils ont pris toutes sortes de précautions pour ne rien emporter du passé dans leur condition nouvelle; ils se sont imposé toutes sortes de contraintes pour se façonner autrement que leurs pères; ils n'ont rien oublié enfin pour se rendre méconnaissables.

J'avais toujours pensé qu'ils avaient beaucoup moins réussi dans cette singulière entreprise qu'on ne l'avait cru au dehors et qu'ils ne l'avaient cru d'abord eux-mêmes. J'étais convaincu qu'à leur insu ils avaient retenu de l'ancien régime la plupart des sentiments, des habitudes, des idées même à l'aide desquelles ils avaient conduit la Révolution qui le détruisit et que, sans le vouloir, ils s'étaient servis de ses débris pour construire l'édifice de la société nouvelle ; de telle sorte que, pour bien comprendre et la Révolution et son oeuvre, il fallait oublier un moment la France que nous voyons, et aller interroger dans son tombeau la France qui n'est plus. C'est ce que j'ai cherché à faire ici ; mais j'ai eu plus de peine à y réussir que je n'aurais pu le croire.

Les premiers siècles de la monarchie, le moyen âge, la renaissance ont donné lieu à d'immenses travaux et ont été l'objet de recherches très approfondies qui nous ont fait connaître non pas seulement les faits qui se sont passés alors, mais les lois, les usages, l'esprit du gouvernement et de la nation à ces différentes époques. Personne jusqu'à présent ne s'est encore donné la peine de considérer le XVIIIe siècle de cette manière et de si près. Nous croyons très bien connaître la société française de ce temps-là, parce que nous voyons clairement ce qui brillait à sa surface, que nous possédons jusque dans les détails l'histoire des personnages les plus célèbres qui y ont vécu, et que des critiques ingénieuses ou éloquentes ont achevé de nous rendre familières les oeuvres des grands écrivains qui l'ont illustrée. Mais, quant à la manière dont se conduisaient les affaires, à la pratique 'vraie des institutions, à la position exacte des classes vis-à-vis les unes des autres, à la condition et aux sentiments de celles qui ne se faisaient encore ni entendre, ni voir, au fond même des opinions et des mœurs, nous n'en avons que des idées confuses et souvent fautives.

J'ai entrepris de pénétrer jusqu'au cœur de cet ancien régime, si près de nous par le nombre des années, mais que la Révolution nous cache.

Pour y parvenir, je n'ai pas seulement relu les livres célèbres que le XVIIIe siècle a produits ; j'ai voulu étudier beaucoup d'ouvrages moins connus et moins dignes de l'être, mais qui, composés avec peu d'art, trahissent encore mieux peut-être les vrais instincts du temps. Je me suis appliqué à bien connaître tous les actes publics où les Français ont pu, à l'approche de la Révolution, montrer leurs opinions et leurs goûts. Les procès-verbaux des assemblées d'états, et plus tard des assemblées provinciales, m'ont fourni sur ce point beaucoup de lumières J'ai fait surtout un grand usage des cahiers dressés par les trois ordres, en 1789. Ces cahiers, dont les originaux forment une longue suite de volumes manuscrits, resteront comme le testament de l'ancienne société française, l'expression suprême de ses désirs, la manifestation authentique de ses volontés dernières. C'est un document unique dans l'histoire. Celui-là même ne m'a pas suffi.

Dans les pays où l'administration publique est déjà puissante, il naît peu d'idées, de désirs, de douleurs, il se rencontre peu d'intérêts et de passions qui ne viennent tôt ou tard se montrer à nu devant elle. En visitant ses archives on n'acquiert pas seulement une notion très exacte de ses procédés, le pays tout entier s'y révèle. Un étranger auquel on livrerait aujourd'hui toutes les correspondances confidentielles qui remplissent les cartons du ministère de l'intérieur et -des préfectures en saurait bientôt plus sur nous que nous-mêmes. Au XVIIIe siècle, l'administration publique était déjà, ainsi qu'on le verra en lisant ce livre, très centralisée, très puissante, prodigieusement active. On la voyait sans cesse aider, empêcher, permettre. Elle avait beaucoup à promettre, beaucoup à donner. Elle influait déjà de mille manières, non seulement sur la conduite générale des affaires, mais sur le sort des familles et sur la vie privée de chaque homme. De plus, elle était sans publicité, ce qui faisait qu'on ne craignait pas de venir exposer à ses yeux jusqu'aux infirmités les plus secrètes. J'ai passé un temps fort long à étudier ce qui nous reste d'elle, soit à Paris, soit dans plusieurs provinces  .

Là, comme je m'y attendais, j'ai trouvé l'ancien régime tout vivant, ses idées, ses passions, ses préjugés, ses pratiques. Chaque homme y parlait librement sa langue et y laissait pénétrer ses plus intimes pensées. J'ai achevé ainsi d'acquérir sur l'ancienne société beaucoup de notions que les contemporains ne possédaient pas; car j'avais sous les yeux ce qui n'a jamais été livré à leurs regards.

À mesure que j'avançais dans cette étude, je m'étonnais en revoyant à tous moments dans la France de ce temps beaucoup de traits qui frappent dans celle de nos jours. J'y retrouvais une foule de sentiments que j'avais crus nés de la Révolution, une foule d'idées que j'avais pensé jusque-là ne venir que d'elle, mille habitudes qu'elle passe pour nous avoir seule données; j'y rencontrais partout les racines de la société actuelle profondément implantées dans ce vieux sol. Plus je me rapprochais de 1789, plus j'apercevais distinctement l'esprit qui a fait la Révolution se former, naître et grandir. Je voyais peu à peu se découvrir à mes yeux toute la physionomie de cette Révolution. Déjà elle annonçait son tempérament, son génie; c'était elle-même. Là je trouvais non seulement la raison de ce qu'elle allait faire dans son premier effort, mais plus encore peut-être l'annonce de ce qu'elle devait fonder à la longue ; car la Révolution a eu deux phases bien distinctes : la première pendant laquelle les Français semblent vouloir tout abolir dans le passé ; la seconde où ils vont y reprendre une partie de ce qu'ils y avaient laissé. Il y a un grand nombre de lois et d'habitudes politiques de l'ancien régime qui disparaissent ainsi tout à coup en 1789 et qui se remontrent quelques années après, comme certains fleuves s'enfoncent dans la terre pour reparaître un peu plus loin, faisant voir les mêmes eaux à de nouveaux rivages.

L'objet propre de l'ouvrage que je livre au publie est de faire comprendre pourquoi cette grande révolution, qui se préparait en même temps sur presque tout le continent de l'Europe, a éclaté chez nous plutôt qu'ailleurs, pourquoi elle est sortie comme d'elle-même de la société qu'elle allait détruire, et comment enfin l'ancienne monarchie a pu tomber d'une façon si complète et si soudaine.

Dans ma pensée, l’œuvre que j'ai entreprise ne doit pas en rester là. Mon intention est, si le temps et les forces ne me manquent point, de suivre à travers les vicissitudes de cette longue révolution, ces mêmes Français avec lesquels je viens de vivre si familièrement sous l'ancien régime, et que cet ancien régime avait formés, de les voir se modifiant et se transformant suivant les événements, sans changer pourtant de nature, et reparaissant sans cesse devant nous avec une physionomie un peu différente, mais toujours reconnaissable.

Je parcourrai d'abord avec eux cette première époque de 89, où l'amour de l'égalité et celui de la liberté partagent leur cœur ; où ils ne veulent pas seulement fonder des institutions démocratiques, mais des institutions libres ; non seulement détruire des privilèges, mais reconnaître et consacrer des droits ; temps de jeunesse, d'enthousiasme, de fierté, de passions généreuses et sincères, dont, malgré ses erreurs, les hommes conserveront éternellement la mémoire, et qui, pendant longtemps encore, troublera le sommeil de tous ceux qui voudront les corrompre ou les asservir.

Tout en suivant rapidement le cours de cette même révolution, je tâcherai de montrer par quels événements, quelles fautes, quels mécomptes, ces mêmes Français sont arrivés à abandonner leur première visée, et, oubliant la liberté, n'ont plus voulu que devenir les serviteurs égaux du maître du monde ; comment un gouvernement plus fort et beaucoup plus absolu que celui que la Révolution avait renversé ressaisit alors et concentre tous les pouvoirs, supprime toutes ces libertés si chèrement payées, met à leur place leurs vaines images; appelant souveraineté du peuple les suffrages d'électeurs qui ne peuvent ni s'éclairer, ni se concerter, ni choisir; vote libre de l'impôt l'assentiment d'assemblées muettes ou asservies ; et, tout en enlevant à la nation la faculté de se gouverner, les principales garanties du droit, la liberté de penser, de parler et d'écrire, c'est-à-dire ce qu'il y avait eu de plus précieux et de plus noble dans les conquêtes de 89, se pare encore de ce grand nom.

Je m'arrêterai au moment où la Révolution me paraîtra avoir à peu près accompli son oeuvre et enfanté la société nouvelle. Je considérerai alors cette société même; je tâcherai de discerner en quoi elle ressemble à ce qui l'a précédée, en quoi elle en diffère, ce que nous avons perdu dans cet immense remuement de toutes choses, ce que nous y avons gagné, et j'essayerai enfin d'entrevoir notre avenir.

Une partie de ce second ouvrage est ébauchée, mais encore indigne d'être offerte au publie. Me sera-t-il donné de l'achever? Qui peut le dire? La destinée des individus est encore bien plus obscure que celle des peuples.

J'espère avoir écrit le présent livre sans préjugé, mais je ne prétends pas l'avoir écrit sans passion. Il serait à peine permis à un Français de n'en point ressentir quand il parle de son pays et songe à son temps. J'avoue donc qu'en étudiant notre ancienne société dans chacune de ses parties, je n'ai jamais perdu entièrement de vue la nouvelle. Je n'ai pas seulement voulu voir à quel mal le malade avait succombé, mais comment il aurait pu ne pas mourir. J'ai fait comme ces médecins qui, dans chaque organe éteint, essayent de surprendre les lois de la vie. Mon but a été de faire un tableau qui fût strictement exact, et qui, en même temps, pût être instructif. Toutes les fois donc que j'ai rencontré chez nos pères quelques-unes de ces vertus mâles qui nous seraient le plus nécessaires et que nous n'avons presque plus, un véritable esprit d'indépendance, le goût des grandes choses, la foi en nous-mêmes et dans une cause, je les ai mises en relief, et de même, lorsque j'ai rencontré dans les lois, dans les idées, dans les mœurs de ce temps-là, la trace de quelques-uns des vices qui, après avoir dévoré l'ancienne société, nous travaillent encore, j'ai pris soin d'appeler sur eux la lumière, afin que, voyant bien le mal qu'ils nous ont fait, on comprit mieux celui qu'ils pouvaient encore nous faire.

Pour atteindre ce but, je n'ai craint, je le confesse, de blesser personne, ni individus, ni classes, ni opinions, ni souvenirs, quelque respectables qu'ils pussent être. Je l'ai souvent fait avec regret, mais toujours sans remords. Que ceux auxquels j'aurais pu ainsi déplaire me pardonnent en considération du but désintéressé et honnête que je poursuis.

Plusieurs m'accuseront peut-être de montrer dans ce livre un goût bien intempestif pour la liberté, dont on m'assure que personne ne se soucie plus guère en France.

Je prierai seulement ceux qui m'adresseraient ce reproche de vouloir bien considérer que ce penchant est chez moi fort ancien. Il y a plus de vingt ans que, parlant d'une autre société, j'écrivais presque textuellement ce qu'on va lire.

Au milieu des ténèbres de l'avenir on peut déjà découvrir trois vérités très claires. La première est que tous les hommes de nos jours sont entraînés par une force inconnue qu'on peut espérer régler et ralentir, mais non vaincre, qui tantôt les pousse doucement et -tantôt les précipite vers la destruction de l'aristocratie ; la seconde, que, parmi toutes les sociétés du monde, celles qui auront toujours le plus de peine à échapper pendant longtemps au gouvernement absolu seront précisément ces sociétés où l'aristocratie n'est plus et ne peut plus être ; la troisième enfin, que nulle part le despotisme ne doit produire des effets plus pernicieux que dans ces sociétés-là; car plus qu'aucune autre sorte de gouvernement il y favorise le développement de tous les vices auxquels ces sociétés sont spécialement sujettes, et les pousse ainsi du côté même où, suivant une inclinaison naturelle, elles penchaient déjà.

Les hommes n'y étant plus rattachés les uns aux autres par aucun lien de castes, de classes, de corporations, de familles, n'y sont que trop enclins à ne se préoccuper que de leurs intérêts particuliers, toujours trop portés à n'envisager qu'eux-mêmes et à se retirer  dans un individualisme étroit où toute vertu publique est étouffée. Le despotisme, loin de lutter contre cette tendance, la rend irrésistible, car il retire aux citoyens toute passion commune, tout besoin mutuel, toute nécessité de s'entendre, toute occasion d'agir ensemble ; il les mure, pour ainsi dire, dans la vie privée. Ils tendaient déjà à se mettre à part : il les isole; ils se refroidissaient les uns pour les autres : il les glace.

Dans ces sortes de sociétés, où rien n'est fixe, chacun se sent aiguillonné sans cesse par la crainte de descendre et l'ardeur de monter ; et comme l'argent, en même temps qu'il y est devenu la principale marque qui classe et distingue entre eux les hommes, y a acquis une mobilité singulière, passant de mains en mains sans cesse, transformant la condition des individus, élevant ou abaissant les familles, il n'y a presque personne qui ne soit obligé d'y faire un effort désespéré et continu pour le conserver ou pour l'acquérir. L'envie de s'enrichir à tout prix, le goût des affaires, l'amour du gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles y sont donc les passions les plus communes. Ces passions s'y répandent aisément dans toutes les classes, pénètrent jusqu'à celles mêmes qui y avaient été jusque-là le plus étrangères, et arriveraient bientôt à énerver et à dégrader la nation entière, si rien ne venait les arrêter. Or, il est de l'essence même du despotisme de les favoriser et de les étendre. Ces passions débilitantes lui viennent en aide ; elles détournent et occupent l'imagination des hommes loin des affaires publiques, et les font trembler à la seule idée des révolutions. Lui seul peut leur fournir le secret et l'ombre qui mettent la cupidité à l'aise et permettent de faire des profits déshonnêtes en bravant le déshonneur. Sans lui elles eussent été fortes ; avec lui elles sont régnantes.

La liberté seule, au contraire, peut combattre efficacement dans ces sortes de sociétés les vices qui leur sont naturels et les retenir sur la pente où elles glissent. Il n'y -a qu'elle en effet qui puisse retirer les citoyens de l'isolement dans lequel l'indépendance même de leur condition les fait vivre, pour les contraindre à se rapprocher les uns des autres, qui les réchauffe et les réunisse chaque jour par la nécessité de s'entendre, de se persuader et de se complaire mutuellement dans la pratique d'affaires communes. Seule elle est capable de les arracher au culte de l'argent et aux petits tracas journaliers de leurs affaires particulières pour leur faire apercevoir et sentir à tout moment la patrie au-dessus et à côté d'eux ; seule elle substitue de temps à autre à l'amour du bien-être des passions plus énergiques et plus hautes, fournit à l'ambition des objets plus grands que l'acquisition des richesses, et crée la lumière qui permet de voir et de juger les vices et les vertus des hommes.

Les sociétés démocratiques qui ne sont pas libres peuvent être riches, raffinées, ornées, magnifiques même, puissantes par le poids de leur masse homogène ; on peut y rencontrer des qualités privées, de bons pères de famille, d'honnêtes commerçants et des propriétaires très estimables; on y verra même de bons chrétiens, car la patrie de ceux-là n'est pas de ce monde et la gloire de leur religion est de les produire au milieu de la plus grande corruption des mœurs et sous les plus mauvais gouvernements : l'empire romain dans son extrême décadence en était plein; mais ce qui ne se verra jamais, j'ose le dire, dans des sociétés semblables, ce sont de grands citoyens, et surtout un grand peuple, et je ne crains pas d'affirmer que le niveau commun des cœurs et des esprits ne cessera jamais de s'y abaisser tant que l'égalité et le despotisme y Seront joints.

Voilà ce que je pensais et ce que je disais il y a vingt ans. J'avoue que, depuis, il ne s'est rien passé dans le monde qui m'ait porté à penser et à dire autrement. Ayant montré la bonne opinion que j'avais de la liberté dans un temps où elle était en faveur, on ne trouvera pas mauvais que j'y persiste quand on la délaisse.

Qu'on veuille bien d'ailleurs considérer qu'en ceci même je suis moins différent de la plupart de mes contradicteurs qu'ils ne le supposent peut-être eux-mêmes. Quel est l'homme qui, de nature, aurait l'âme assez basse pour préférer dépendre des caprices d'un de ses semblables à suivre les lois qu'il a contribué à établir lui-même, si sa nation lui paraissait avoir les vertus nécessaires pour faire un bon usage de la liberté ? Je pense qu'il n'y en a point. Les despotes eux-mêmes ne nient pas que la liberté ne soit excellente ; seulement ils ne la veulent que pour eux-mêmes, et ils soutiennent que tous les autres en sont tout à fait indignes. Ainsi, ce n'est pas sur l'opinion qu'on doit avoir de la liberté qu'on diffère, mais sur l'estime plus au moins grande qu'on fait des hommes ; et c'est ainsi qu'on peut dire d'une façon rigoureuse que le goût qu'on montre pour le gouvernement absolu est dans le rapport exact du mépris qu'on professe pour son pays. Je demande qu'on me permette d'attendre encore un peu avant de me convertir à ce sentiment-là.

Je puis dire, je crois, sans trop me vanter, que le livre que je publie en ce moment est le produit d'un très grand travail. Il y a tel chapitre assez court qui m'a coûté plus d'un an de recherches. J'aurais pu surcharger le bas de mes pages de notes ; j'ai mieux aimé n'insérer ces dernières qu'en petit nombre et les placer à la fin du volume, avec un renvoi aux pages du texte auquel elles se rapportent. On trouvera là des exemples et des preuves. Je pourrais en fournir bien d'autres, si ce livre paraissait à quelqu'un valoir la peine de les demander.
 
 

LIVRE PREMIER





CHAPITRE I

Jugements contradictoires qui sont portés
sur la Révolution à sa naissance
 

Il n'y a rien de plus propre à rappeler les philosophes et les hommes d'État à la modestie que l'histoire de notre Révolution; car il n'y eut jamais d'événements plus grands, conduits de plus loin, mieux préparés et moins prévus.

Le grand Frédéric lui-même, malgré son génie, ne la pressent pas. Il la touche sans la voir. Bien plus, il agit par avance suivant son esprit ; il est son précurseur et déjà pour ainsi dire son agent ; il ne la reconnaît point à son approche ; et quand elle se montre enfin, les traits nouveaux et extraordinaires qui vont caractériser sa physionomie parmi la foule innombrable des révolutions échappent d'abord aux regards.

Au dehors elle est l'objet de la curiosité universelle; partout elle fait naître dans l'esprit des peuples une sorte de notion indistincte que des temps nouveaux se préparent, de vagues espérances de changements et de réformes ; mais personne ne soupçonne encore ce qu'elle doit être. Les princes et leurs ministres manquent même de ce pressentiment confus qui émeut le peuple à sa vue. Ils ne la considèrent d'abord que comme une de ces maladies périodiques auxquelles la constitution de tous les peuples est sujette, et qui n'ont d'autre effet que d'ouvrir de nouveaux champs à la politique de leurs voisins. Si par hasard ils disent la vérité sur elle, c'est à leur insu. Les principaux souverains de l'Allemagne, réunis à Pillnitz en 1791, proclament, il est vrai, que le péril qui menace la royauté en France est commun à tous les anciens pouvoirs de l'Europe, et que tous sont menacés avec elle ; mais, au fond, ils n'en croient rien. Les documents secrets du temps font connaître que ce n'étaient là à leurs yeux que d'habiles prétextes dont ils masquaient leurs desseins ou les coloraient aux yeux de la foule.

Quant à eux, ils savent bien que la révolution française est un accident local et passager dont il s'agit seulement de tirer parti. Dans cette pensée, ils conçoivent des desseins, font des préparatifs, contractent des alliances secrètes; ils se disputent entre eux à la vue de cette proie prochaine, se divisent, se rapprochent; il n'y a presque rien à quoi ils ne se préparent, sinon à ce qui va arriver.

Les Anglais, auxquels le souvenir de leur propre histoire et la longue pratique de la liberté politique donnent plus de lumière et d'expérience, aperçoivent bien comme à travers un voile épais l'image d'une grande révolution qui s'avance ; mais ils ne peuvent distinguer sa forme, et l'action qu'elle va exercer bientôt sur les destinées du monde et sur la leur propre leur est cachée. Arthur Young, qui parcourt la France au moment où la Révolution va éclater, et qui considère cette révolution comme imminente, en ignore si bien la portée qu'il se demande si le résultat n'en sera point d'accroître les privilèges. «Quant à la noblesse, dit-il, si cette révolution leur donnait encore plus de prépondérance, je pense qu'elle ferait plus de mal que de bien. » Burke, dont l'esprit fut illuminé par la haine que la Révolution dès sa naissance lui inspira, Burke lui-même reste quelques moments incertain à sa vue. Ce qu'il en augure d'abord, c'est que la France en sera énervée et comme anéantie. « Il est à croire, dit-il, que pour long. temps les facultés guerrières de la France sont éteintes; il se pourrait même qu'elles le fussent pour toujours, et que les hommes de la génération qui va suivre puissent dire comme cet ancien : Gallos quoque in bellis floruisse audivimus : Nous avons entendu dire que les Gaulois eux-mêmes avaient jadis brillé par les armes. »

On ne juge pas mieux l'événement de près que de loin. En France, la veille du jour où la Révolution va éclater, on n'a encore aucune idée précise sur ce qu'elle va faire. Parmi la foule des cahiers, je n'en trouve que deux où se montre une certaine appréhension du peuple. Ce qu'on redoute, c'est la prépondérance que doit conserver le pouvoir royal, la cour, comme on l'appelle encore. La faiblesse et la courte durée des états généraux inquiètent. On a peur qu'on ne les violente. La noblesse est particulièrement travaillée de cette crainte. « Les troupes suisses, disent plusieurs de ces cahiers, prêteront le serment de ne jamais porter les armes contre les citoyens, même en cas d'émeute ou de révolte. » Que les états généraux soient libres, et tous les abus seront aisément détruits ; la réforme à faire est immense, mais elle est facile.

Cependant la Révolution suit son cours : à mesure que l'on voit apparaître la tête du monstre, que sa physionomie singulière et terrible se découvre ; qu'après avoir détruit les institutions politiques elle abolit les institutions civiles, après les lois change les mœurs, les usages et jusqu'à la langue; quand, après avoir ruiné la fabrique du gouvernement, elle remue les fondements de la société et semble enfin vouloir s'en prendre à Dieu lui-même; lorsque bientôt cette même Révolution déborde au dehors, avec des procédés inconnus jusqu'à elle, une tactique nouvelle, des maximes meurtrières, des opinions armées, comme disait Pitt, une puissance inouïe qui abat les barrières des empires, brise les couronnes, foule les peuples, et, chose étrange! lu gagne en même temps à sa cause; à mesure que toutes ces choses éclatent, le point de vue change. Ce qui avait d'abord semblé, aux princes de l'Europe et aux hommes d'État, un accident ordinaire de la vie des peuples, paraît un fait si nouveau, si contraire même à tout ce qui s'était passé auparavant dans le monde, et cependant si général, si monstrueux, si incompréhensible, qu'en l'apercevant l'esprit humain demeure comme éperdu. Les uns pensent que cette puissance inconnue, que rien ne semble ni nourrir ni abattre, qu'on ne saurait arrêter, et qui ne peut s'arrêter elle-même, va pousser les sociétés humaines jusqu'à leur dissolution complète et finale. Plusieurs la considèrent comme l'action visible du démon sur la terre. « La révolution française a un caractère satanique », dit M. de Maistre, dès 1797. D'autres, au contraire, découvrent en elle un dessein bienfaisant de Dieu, qui veut renouveler non-seulement la face de la France, mais celle du monde, et qui va créer en quelque sorte une humanité nouvelle. On retrouve, chez plusieurs des écrivains de ce temps-là, quelque chose de cette épouvante religieuse qu'éprouvait Salvien à la vue des barbares. Burke, reprenant sa pensée, s'écrie : « Privée de son ancien gouvernement, ou plutôt de tout gouvernement, il semblait que la France fût un objet d'insulte et de pitié, plutôt que de devoir être le fléau et la terreur du genre humain. Mais du tombeau de cette monarchie assassinée est sorti un être informe, immense, plus terrible qu'aucun de ceux qui ont accablé et subjugué l'imagination des hommes. Cet être hideux et étrange marche droit à son but, sans être effrayé du péril ou arrêté par les remords; contempteur de toutes les maximes reçues et de tous les moyens ordinaires, il terrasse ceux qui ne peuvent même pas comprendre comment il existe. »

L'événement est-il en effet si extraordinaire qu'il a paru jadis aux contemporains ? aussi inouï, aussi profondément perturbateur et rénovateur qu'ils le supposaient ? Quel fut le véritable sens, quel a été le véritable caractère, quels sont les effets permanents de cette révolution étrange et terrible? Qu'a-t-elle détruit précisément ? Qu'a-t-elle créé ?

Il semble que le moment de le rechercher et de le dire est venu, et que nous soyons placés aujourd'hui à ce point précis d'où l'on peut le mieux apercevoir et juger ce grand objet. Assez loin de la Révolution pour ne ressentir que faiblement les passions qui troublaient la vue de ceux qui l'ont faite, nous en sommes assez proches pour pouvoir entrer dans l'esprit qui l'a amenée et Pour le comprendre. Bientôt on aura peine à le faire, car les grandes révolutions qui réussissent, faisant disparaître les causes qui les avaient produites, deviennent ainsi incompréhensibles par leurs succès mêmes.
 
 

CHAPITRE Il

Que l'objet fondamental et final de la Révolution
n'était pas, comme on l'a cru, de détruire
le pouvoir religieux
et d'énerver le pouvoir politique
 

Une des premières démarches de la révolution française a été de s'attaquer à l'Église, et parmi les passions qui sont nées de cette révolution, la première allumée et la dernière éteinte a été la passion irréligieuse. Alors même que l'enthousiasme de la liberté s'était évanoui, après qu'on s'était réduit à acheter la tranquillité au prix de la servitude, on restait révolté contre l'autorité religieuse. Napoléon, qui avait pu vaincre le génie libéral de la révolution française, fit d'inutiles efforts pour dompter son génie antichrétien, et, de notre temps même, nous avons vu des hommes qui croyaient racheter leur servilité envers les moindres agents du pouvoir politique par leur insolence envers Dieu, et qui, tandis qu'ils abandonnaient tout ce qu'il y avait de plus libre, de plus noble et de plus fier dans les doctrines de la Révolution, se flattaient encore de rester fidèles à son esprit en restant indévots.

Et pourtant il est facile aujourd'hui de se convaincre que la guerre aux religions n'était qu'un incident de cette grande révolution, un trait saillant et pourtant fugitif de sa physionomie, un produit passager des idées, des passions, des faits particuliers qui l'ont précédée et préparée, et non son génie propre.

On considère avec raison la philosophie du XVIIIe siècle comme une des causes principales de la Révolution, et il est bien vrai que cette philosophie est profondément irréligieuse. Mais il faut remarquer en elle avec soin deux parts, qui sont tout à la fois distinctes et séparables.

Dans l'une se trouvent toutes les opinions nouvelles ou rajeunies qui se rapportent à la condition des sociétés et aux principes des lois civiles et politiques, telles, par exemple, que l'égalité naturelle des hommes, l'abolition de tous les privilèges de castes, de classes, de professions, qui en est une conséquence, la souveraineté du peuple, l'omnipotence du pouvoir social, l'uniformité des règles... Toutes ces doctrines ne sont pas seulement les causes de la révolution française, elles forment pour ainsi dire sa substance ; elles sont ce qu'il y a dans ses oeuvres de plus fondamental, de plus durable, de plus vrai, quant au temps.

Dans l'autre partie de leurs doctrines, les philosophes du XVIIIe siècle s'en sont pris avec une sorte de fureur à l'Église; ils ont attaqué son clergé, sa hiérarchie, ses institutions, ses dogmes, et, pour les mieux renverser, ils ont voulu arracher les fondements mêmes du christianisme. Mais cette portion de la philosophie du XVIIIe siècle, ayant pris naissance dans les faits que cette révolution même détruisait, devait peu à peu disparaître avec eux, et se trouver comme ensevelie dans son triomphe. Je n'ajouterai qu'un mot pour achever de me faire comprendre, car je veux reprendre ailleurs ce grand sujet : c'était bien moins comme doctrine religieuse que comme institution politique que le christianisme avait allumé ces furieuses haines ; non parce que les prêtres prétendaient régler les choses de l'autre monde, mais parce qu'ils étaient propriétaires, seigneurs, décimateurs, administrateurs dans celui-ci; non parce que l'Église ne pouvait prendre place dans la société nouvelle qu'on allait fonder, mais parce qu'elle occupait alors la place la plus privilégiée et la plus forte dans cette vieille société qu'il s'agissait de réduire en poudre.

Considérez comme la marche du temps a mis cette vérité en lumière et achève de l'y mettre tous les jours : à mesure que l'œuvre politique de la Révolution s'est consolidée, son oeuvre irréligieuse s'est ruinée; à mesure que toutes les anciennes institutions politiques qu'elle a attaquées ont été mieux détruites, que les pouvoirs, les influences, les classes qui lui étaient particulièrement odieuses ont été vaincues sans retour, et que, pour dernier signe de leur défaite, les haines mêmes qu'elles inspiraient se sont alanguies; à mesure, enfin, que le clergé s'est mis plus à part de tout ce qui était tombé avec lui, on a vu graduellement la puissance de l'Église se relever dans les esprits et s'y raffermir.

Et ne croyez pas que ce spectacle soit particulier à la France; il n'y a guère d'église chrétienne en Europe qui ne se soit ravivée depuis la révolution française.

Croire que les sociétés démocratiques sont naturellement hostiles à la religion est commettre une grande erreur : rien dans le christianisme, ni même dans le catholicisme, n'est absolument contraire à l'esprit de ces sociétés, et plusieurs choses y sont très favorables. L'expérience de tous les siècles d'ailleurs a fait voir que la racine la plus vivace de l'instinct religieux a toujours été plantée dans le cœur du peuple. Toutes les religions qui ont péri ont eu là leur dernier asile, et il serait bien étrange que les institutions qui tendent à faire prévaloir les idées et les passions du peuple eussent pour effet nécessaire et permanent de pousser l'esprit humain vers l'impiété.

Ce que je viens de dire du pouvoir religieux, je le dirai à plus forte raison du pouvoir social.

Quant on vit la Révolution renverser à la fois toutes les institutions et tous les usages qui avaient jusque-là maintenu une hiérarchie dans la société et retenu les hommes dans la règle, on put croire que son résultat serait de détruire non pas seulement un ordre particulier de société, mais tout ordre; non tel gouvernement, mais la puissance sociale elle-même ; et l'on dut juger que son naturel était essentiellement anarchique. Et pourtant, j'ose dire que ce n'était encore là qu'une apparence.

Moins d'un an après que la Révolution était cornmencée, Mirabeau écrivait secrètement au roi : « Comparez le nouvel état des choses avec l'ancien régime ; c'est là que naissent les consolations et les espérances. Une partie des actes de l'assemblée nationale, et c'est la plus considérable, est évidemment favorable au gouvernement monarchique. N'est-ce donc rien que d'être sans parlement, sans pays d'états, sans corps de clergé, de privilégiés, de noblesse ? L'idée de ne former qu'une seule classe de citoyens aurait plu à Richelieu : cette surface égale facilite l'exercice du pouvoir. Plusieurs règnes d'un gouvernement absolu n'auraient pas fait autant que cette seule année de Révolution pour l'autorité royale. » C'était comprendre la Révolution en homme capable de la conduire.

Comme la révolution française n'a pas eu seulement pour objet de changer un gouverne-ment ancien, mais d'abolir la forme ancienne de la société, elle a dû s'attaquer à la fois à tous les pouvoirs établis, ruiner toutes les influences reconnues, effacer les traditions, renouveler les mœurs et les usages et vider en quelque sorte l'esprit humain de toutes les idées sur lesquelles s'étaient fondés jusque-là le respect et l'obéissance. De là son caractère si singuliè-re-ment anarchique.

Mais écartez ces débris : vous apercevez un pouvoir central immense qui a attiré et englouti dans son unité toutes les parcelles d'autorité et d'influence qui étaient auparavant dispersées dans une foule de pouvoirs secondaires, d'ordres, de classes, de professions, de familles et d'individus, et comme éparpillées dans tout le corps social. On n'avait pas vu dans le monde un pouvoir semblable depuis la chute de l'empire romain. La Révolution a créé cette puissance nouvelle, ou plutôt celle-ci est sortie comme d'elle-même des ruines que la Révolution a faites. Les gouvernements qu'elle a fondés sont plus fragiles, il est vrai, mais cent fois plus puissants qu'aucun de ceux qu'elle a renversés ; fragiles et puissants par les mêmes causes, ainsi qu'il sera dit ailleurs.

C'est cette forme simple, régulière et grandiose, que Mirabeau entrevoyait déjà à travers la poussière des anciennes institutions à moitié démolies. L'objet, malgré sa grandeur, était encore invisible alors aux yeux de la foule ; mais peu à peu le temps l'a exposé à tous les regards. Aujourd'hui il remplit surtout l'œil des princes. Ils le considèrent avec admiration et avec envie, non seulement ceux que la Révolution a engendrés, mais ceux mêmes qui lui sont le plus étrangers et le plus ennemis ; tous s'efforcent dans leurs domaines de détruire les immunités, d'abolir les privilèges. Ils mêlent les rangs, égalisent les conditions, substituent des fonctionnaires à l'aristocratie, aux franchises locales l'uniformité des règles, à la diversité des pouvoirs l'unité du gouvernement. Ils s'appliquent à ce travail révolutionnaire avec une incessante industrie; et, s'ils y rencontrent quelque obstacle, il leur arrive parfois d'emprunter à la Révolution ses procédés et ses maximes. On les a vus soulever au besoin le pauvre contre le riche, le roturier contre le noble, le paysan contre son seigneur. La révolution française. a été tout à la fois leur fléau et leur institutrice.
 
 

CHAPITRE III

Comment la révolution française a été une révolution politique qui a procédé à la manière
des révolutions religieuses, et pourquoi
 

Toutes les révolutions civiles et politiques ont eu une patrie et s'y sont renfermées. La révolution française n'a pas eu de territoire propre ; bien plus, son effet a été d'effacer en quelque sorte de la carte toutes les anciennes frontières. On l'a vue rapprocher ou diviser les hommes en dépit des lois, des traditions, des caractères, de la langue, rendant parfois ennemis des compatriotes, et frères des étrangers; ou plutôt elle a formé, au-dessus de toutes les nationalités particulières, une patrie intellectuelle commune dont les hommes de toutes les nations ont pu devenir citoyens.

Fouillez toutes les annales de l'histoire, vous ne trouverez pas une seule révolution politique qui ait eu ce même caractère : vous ne le retrouverez que dans certaines révolutions religieuses. Aussi c'est à des révolutions religieuses qu'il faut comparer la révolution française, si l'on veut se faire comprendre à l'aide de l'analogie.

Schiller remarque avec raison, dans son histoire de la guerre de Trente-Ans, que la grande réforme du XVIe siècle eut pour effet de rapprocher tout à coup les uns des autres des peuples qui se connaissaient à peine, et de les unir étroitement par des sympathies nouvelles. On vit, en effet, alors des Français combattre contre des Français, tandis que des Anglais leur venaient en aide ; des hommes nés au fond de la Baltique pénétrèrent jusqu'au cœur de l'Allemagne pour y protéger des Allemands dont ils n'avaient jamais entendu parler jusque-là. Toutes les guerres étrangères prirent quelque chose des guerres civiles ; dans toutes les guerres civiles des étrangers parurent. Les anciens intérêts de chaque nation furent oubliés pour des intérêts nouveaux ; aux questions de territoire succédèrent des questions de principes. Toutes les règles de la diplomatie se trouvèrent mêlées et embrouillées, au grand étonnement et à la grande douleur des politiques de ce temps-là. C'est précisément ce qui arriva en Europe après 1789.

La révolution française est donc une révolution politique qui a opéré à la manière et qui a pris en quelque chose l'aspect d'une révolution religieuse. Voyez par quels traits particuliers et caractéristiques elle achève de ressembler à ces dernières : non seulement elle se répand au loin comme elles, mais, comme elles, elle y pénètre par la prédication et la propagande. Une révolution politique qui inspire le prosélytisme; qu'on prêche aussi ardemment aux étrangers qu'on l'accomplit avec passion chez soi ; considérez quel nouveau spectacle! Parmi toutes les choses inconnues que la révolution française a montrées au monde, celle-ci est assurément la plus nouvelle. Mais ne nous arrêtons pas là ; tâchons de pénétrer un peu plus avant et de découvrir si cette ressemblance dans les effets ne tiendrait pas à quelque ressemblance cachée dans les causes.

Le caractère habituel des religions est de considérer l'homme en lui-même, sans s'arrêter à ce que les lois, les coutumes et les traditions d'un pays ont pu joindre de particulier à ce fonds commun. Leur but principal est de régler les rapports généraux de l'homme avec Dieu, les droits et les devoirs généraux des hommes entre eux, indépendamment de la forme des sociétés. Les règles de conduite qu'elles indiquent se rapportent moins à l'homme d'un pays ou d'un temps qu'au fils, au père, au serviteur, au maître, au prochain. Prenant ainsi leur fondement dans la nature humaine elle-même, elles peuvent être reçues également par tous les hommes et applicables partout. De là vient que les révolutions religieuses ont eu souvent de si vastes théâtres, et se sont rarement renfermées, comme les révolutions politiques, dans le territoire d'un seul peuple, ni même d'une seule race. Et si l'on veut envisager ce sujet encore de plus près, on trouvera que plus les religions ont eu ce caractère abstrait et général que je viens d'indiquer, plus elles se sont étendues, en dépit de la différence des lois, des climats et des hommes.

Les religions païennes de l'antiquité, qui étaient toutes plus ou moins liées à la constitution politique ou à l'état social de chaque peuple, et conservaient jusque dans leurs dogmes une certaine physionomie nationale et souvent municipale, se sont renfermées d'ordinaire dans les limites d'un territoire, dont on ne les vit guère sortir. Elles firent naître parfois l'intolérance et la persécution; mais le prosélytisme leur fut presque entièrement inconnu. Aussi n'y eut-il pas de grandes révolutions religieuses dans notre Occident avant l'arrivée du christianisme. Celui-ci, passant aisément à travers toutes les barrières qui avaient arrêté les religions païennes, conquit en peu de temps une grande partie du genre humain. Je crois que ce n'est pas manquer de respect à cette sainte religion que de dire qu'elle dut, en partie, son triomphe à ce qu'elle s'était, plus qu'aucune autre, dégagée de tout ce qui pouvait être spécial à un peuple, à une forme de gouvernement, à un état social, à une époque, à une race.

La révolution française a opéré, par rapport à ce monde, précisément de la même manière que les r6volutions religieuses agissent en vue de l'autre; elle a considéré le citoyen d'une façon abstraite, en dehors de toutes les sociétés particulières, de même que les religions considèrent l'homme en général, indépendamment du pays et du temps. Elle n'a pas recherché seulement quel était le droit particulier du citoyen français, mais quels étaient les devoirs et les droits généraux des hommes en matière politique.

C'est en remontant toujours ainsi à ce qu'il y avait de moins particulier, et pour ainsi dire de plus naturel en fait d'état social et de gouvernement, qu'elle a pu se rendre compréhensible pour tous et imitable en cent endroits à la fois.

Comme elle avait l'air de tendre à la régénération du genre humain plus encore qu'à la réforme de la France, elle a allumé une passion que, jusque-là, les révolutions politiques les plus violentes n'avaient jamais pu produire. Elle a inspiré le prosélytisme et fait naître la propagande. Par là, enfin, elle a pu prendre cet air de révolution religieuse qui a tant épouvanté les contemporains; ou plutôt elle est devenue elle-même une sorte de religion nouvelle, religion imparfaite, il est vrai, sans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui, néanmoins, comme l'islamisme, a inondé toute la terre de ses soldats, de ses apôtres et de ses martyrs.

Il ne faut pas croire, du reste, que les procédés employés par elle fussent absolument sans précédents, et que toutes les idées qu'elle a mises au jour fussent entièrement nouvelles. Il y a eu dans tous les siècles, et jusqu'en plein moyen âge, des agitateurs qui, pour changer des coutumes particulières, ont invoqué les lois générales des sociétés humaines, et qui ont entrepris d'opposer à la constitution de leur pays les droits naturels de l'humanité. Mais toutes ces tentatives ont échoué : le même brandon qui a enflammé l'Europe au XVIIIe siècle a été facilement éteint au XVe. Pour que des arguments de cette espèce produisent des révolutions, il faut, en effet, que certains changements déjà survenus dans les conditions, les coutumes et les mœurs, aient préparé l'esprit humain à s'en laisser pénétrer.

Il y a des temps où les hommes sont si différents les uns des autres que l'idée d'une même loi applicable à tous est pour eux comme incompréhensible. Il y en a d'autres où il suffit de leur montrer de loin et confusément l'image d'une telle loi pour qu'ils la reconnaissent aussitôt et courent vers elle.

Le plus extraordinaire n'est pas que la révolution française ait employé les procédés qu'on lui a vu mettre en oeuvre et conçu les idées qu'elle a produites : la grande nouveauté est que tant de peuples fussent arrivés à ce point que de tels procédés pussent être efficacement employés et de telles maximes facilement admises.
 
 

CHAPITRE IV

Comment presque toute l'Europe avait eu précisément les mêmes institutions et comment
ces institutions tombaient en ruine partout
 

Les peuples qui ont renversé l'empire romain et qui ont fini par former les nations modernes différaient par lu races, le pays, le langage; ils ne se ressemblaient que par la barbarie. Établis sur le sol de l'empire, ils s'y sont entre-choqués longtemps au milieu d'une confusion immense, et, quand ils sont enfin devenus stables, ils se sont trouvés séparés les uns des autres par les ruines mêmes qu'ils avaient faites. La civilisation étant presque éteinte et l'ordre publie détruit, les rapports des hommes entre eux devinrent difficiles et périlleux, et la grande société européenne se fractionna en mille petites sociétés distinctes et ennemies qui vécurent chacune à part. Et pourtant du milieu de cette masse incohérente on vit sortir tout à coup des lois uniformes.

Ces institutions ne sont point imitées de la législation romaine; elles y sont contraires à ce point que c'est du droit romain que l'on s'est servi pour les transformer et les abolir. Leur physionomie est originale et les distingue parmi toutes les lois que se sont données les hommes. Elles correspondent symétriquement entre elles, et, toutes ensemble, forment un corps composé de parties si serrées que les articles de nos codes modernes ne sont pas plus étroitement unis; lois savantes, à l'usage d'une société à demi grossière.

Comment une pareille législation a-t-elle pu se former, se répandre, se généraliser enfin en Europe ? Mon 'but n'est pas de le rechercher. Ce qui est certain, c'est qu'au moyen âge elle se retrouve plus ou moins pari tout en Europe, et que, dans beaucoup de pays, elle règne à l'exclusion de toutes les autres.

J'ai eu occasion d'étudier les institutions politiques du moyen âge en France, en Angleterre et en Allemagne, et, à mesure que j'avançais dans ce travail, j'étais rempli d'étonnement en voyant la prodigieuse similitude qui se rencontre entre toutes ces lois, et j'admirais comment des peuples si différents et si peu mêlés entre eux avaient pu s'en donner de si semblables. Ce n'est pas qu'elles ne varient sans cesse et presque à l'infini dans les détails, suivant les lieux ; mais leur fond est partout le même. Quand je découvrais dans la vieille législation germanique une institution politique, une règle, un pouvoir, je savais d'avance qu'en cherchant bien je retrouverais quelque chose de tout semblable, quant à la substance, en France et en Angleterre, et je ne manquais pas de l'y retrouver en effet. Chacun de ces trois peuples m'aidait à mieux comprendre les deux autres.

Chez tous les trois le gouvernement est conduit d'après les mêmes maximes, les assemblées politiques formées des mêmes éléments et munies des mêmes pouvoirs. La société y est divisée de la même manière, et la même hiérarchie se montre entre les différentes classes; les nobles y occupent une position identique ; ils ont mêmes privilèges, même physionomie, même naturel: ce ne sont pas des hommes différents, ce sont proprement partout les mêmes hommes.

Les constitutions des villes se ressemblent; les campagnes sont gouvernées de la même manière. La condition des paysans est peu différente; la terre est possédée, occupée, cultivée de même, le cultivateur soumis aux mêmes charges. Des confins de la Pologne à la mer d'Irlande, la seigneurie, la cour du seigneur, le fief, la censive, les services à rendre, les droits féodaux, les corporations, tout se ressemble. Quelquefois les noms sont les mêmes, et, ce qui est plus remarquable encore, un seul esprit anime toutes ces institutions analogues. Je crois qu'il est permis d'avancer qu'au XIVe siècle les institutions sociales, politiques, administra-tives, judiciaires, économiques et littéraires de l'Europe, avaient plus de ressemblance entre elles qu'elles n'en ont peut-être même de nos jours, où la civilisation semble avoir pris soin de frayer tous les chemins et d'abaisser toutes les barrières.

Il n'entre pas dans mon sujet de raconter comment cette ancienne constitution de l'Europe   s'était peu à peu affaiblie et délabrée; je me borne à constater qu'au XVIIIe siècle elle était partout à moitié ruinée. Le dépérissement était en général moins marqué à l'orient du continent, plus à l'occident; mais en tous lieux la vieillesse et souvent la décrépitude se faisaient voir.

Cette décadence graduelle des institutions propres du moyen âge se suit dans leurs archives. On sait que chaque seigneurie possédait des registres nommés terriers, dans lesquels, de siècle en siècle, on indiquait les limites des fiefs et des censives, les redevances dues, les services à rendre, les usages locaux. J'ai vu des terriers du XIVe siècle qui sont des chefs-d’œuvre de méthode, de clarté, de netteté et d'intelligence. Ils deviennent obscurs, indigestes, incomplets et confus, à mesure qu'ils sont plus récents, malgré le progrès général des lumières. Il semble que la société politique tombe en barbarie dans le même temps que la société civile achève de s'éclairer.

En Allemagne même, où la vieille constitution de l'Europe avait mieux conservé qu'en France ses traits primitifs, une partie des institutions qu'elle avait créées étaient déjà partout détruites. Mais c'est moins encore en voyant ce qui lui manque qu'en considérant en quel état se trouve ce qui lui reste qu'on juge des ravages du temps.

Les institutions municipales, qui au XIIIe et au XIVe siècle avaient fait des principales villes allemandes de petites républiques riches et éclairées, existent encore au XVIIIe  ; mais elles n'offrent plus que de vaines apparences. Leurs prescriptions paraissent en vigueur; les magistrats qu'elles ont établis portent les mêmes noms et semblent faire les mêmes choses; mais l'activité, l'énergie, le patriotisme communal, les vertus mâles et fécondes qu'elles ont inspirées ont disparu. Ces anciennes institutions se sont comme affaissées sur elles-mêmes sans se déformer.

Tous les pouvoirs du moyen âge qui subsistent encore sont atteints de la même maladie; tous font voir le même dépérissement et la même langueur. Bien plus, tout ce qui, sans appartenir en propre à la constitution de ce temps, s'y est trouvé mêlé et en a retenu l'empreinte un peu vive, perd aussitôt sa vitalité. Dans ce contact, l'aristocratie contracte une débilité sénile ; la liberté politique elle-même, qui a rempli tout le moyen âge de ses oeuvres, semble frappée de stérilité partout où elle conserve les caractères particuliers que le moyen âge lui avait donnés. Là où les assemblées provinciales ont gardé, sans y rien changer, leur antique constitution, elles arrêtent le progrès de la civilisation plutôt qu'elles n'y aident; on dirait qu'elles sont étrangères et comme impé-nétrables à l'esprit nouveau des temps. Aussi le cœur du peuple leur échappe et tend vers les princes. L'antiquité de ces institutions ne les a pas rendues vénérables; elles se discréditent, au contraire, chaque jour en vieillissant; et, chose étrange, elles inspirent d'autant plus de haine qu'étant plus en décadence elles semblent moins en état de nuire. « L'état de chose existant », dit un écrivain allemand, contemporain et ami de cet ancien régime, «paraît être devenu généralement blessant pour tous et quelquefois méprisable. Il est singulier de voir comme on juge maintenant avec défaveur tout ce qui est vieux. Les impressions nouvelles se font jour jusqu'au sein de nos familles et en troublent l'ordre. Il n'y a pas jusqu'à nos ménagères qui ne veulent plus souffrir leurs anciens meubles. » Cependant, en Allemagne, à la même époque, comme en France, la société était en grande activité et en prospérité toujours croissante. Mais faites 'bien attention à ceci ; ce trait complète le tableau : tout ce qui vit, agit, produit est d'origine nouvelle, non seulement nouvelle, mais contraire.

C'est la royauté qui n'a plus rien de commun avec la royauté du moyen âge, possède d'autres prérogatives, tient une autre place, a un autre esprit, inspire d'autres sentiments; c'est l'administration de l'État qui s'étend de toutes parts sur les débris des pouvoirs locaux ; c'est la hiérarchie des fonctionnaires qui remplace de plus en plus le gouvernement des nobles. Tous ces nouveaux pouvoirs agissent d'après des procédés, suivent des maximes que les hommes du moyen âge n'ont pas connus ou ont réprouvés, et qui se rapportent, en effet, à un état de société dont ils n'avaient pas même l'idée.

En Angleterre, où l'on dirait au premier abord que l'ancienne constitution de l'Europe est encore en vigueur, il en est aussi de même. Si l'on veut oublier les vieux noms et écarter les vieilles formes, on y trouvera dès le XVIIe siècle le système féodal aboli dans sa substance, des classes qui se pénètrent, une noblesse effacée, une aristocratie ouverte, la richesse devenue la puissance, l'égalité devant la loi, l'égalité des charges, la liberté de la presse, la publicité des débats; tous principes nouveaux que la société du moyen âge ignorait. Or ce sont précisément ces choses nouvelles qui, introduites peu à peu et avec art dans ce vieux corps, l'ont ranimé, sans risquer de le dissoudre, et l'ont rempli d'une fraîche vigueur en lui laissant des formes antiques. L'Angleterre du XVIIe siècle est déjà une nation toute moderne, qui a seulement préservé dans son sein et comme embaumé quelques débris du moyen âge.

Il était nécessaire de jeter ce coup d’œil rapide hors de la France pour faciliter l'intelligence de ce qui va suivre; car quiconque n'a étudié et vu que la France ne comprendra jamais rien, j'ose le dire, à la révolution française.
 
 

CHAPITRE V

Quelle a été l'oeuvre propre
de la révolution française
 

Tout ce qui précède n'a eu pour but que d'éclaircir le sujet et de faciliter la solution de cette question que j'ai posée d'abord : Quel a été l'objet véritable de la Révolution ? Quel est enfin son caractère propre ? Pourquoi précisément a-t-elle été faite ? Qu'a-t-elle fait ?

La Révolution n'a point été faite, comme on l'a cru, pour détruire l'empire des croyances religieuses; elle a été essentiellement, malgré les apparences, une révolution sociale et politique ; et, dans le cercle des institutions de cette espèce, elle n'a point tendu à perpétuer le désordre, à le rendre en quelque sorte stable, à méthodiser l'anarchie, comme disait un de ses principaux adversaires, mais plutôt à accroître la puissance et les droits de l'autorité publique. Elle ne devait pas changer le caractère que notre civilisation avait eu jusque-là, comme d'autres l'ont pensé, en arrêter les progrès, ni même altérer dans leur essence aucune des lois fondamentales sur lesquelles reposent les sociétés humaines dans notre Occident. Quand on la sépare de tous les accidents qui ont momentanément changé sa physionomie à différentes époques et dans divers pays, pour ne la considérer qu'en elle-même, on voit clairement que cette révolution n'a eu pour effet que d'abolir ces institutions politiques qui, pendant plusieurs siècles, avaient régné sans partage, chez la plupart des peuples européens, et que l'on désigne d'ordinaire sous le nom d'institutions féodales, pour y substituer un ordre social et politique plus uniforme et plus simple, qui avait l'égalité des conditions pour base.

Cela suffisait pour faire une révolution immense, car, indépendamment de ce que les institutions antiques étaient encore mêlées et comme entrelacées à presque toutes les lois religieuses et politiques de l'Europe, elles avaient, de plus, suggéré une foule d'idées, de sentiments, d'habitudes, de mœurs, qui leur étaient comme adhérentes. Il fallut une affreuse convulsion pour détruire et extraire tout à coup du corps social une partie qui tenait ainsi à tous ses organes. Ceci fit paraître la Révolution encore plus grande qu'elle n'était; elle semblait tout détruire, car ce qu'elle détruisait touchait à tout et faisait en quelque sorte corps avec tout.

Quelque radicale qu'ait été la Révolution, elle a cependant beaucoup moins innové qu'on ne le suppose généralement : je le montrerai plus tard. Ce qu'il est vrai de dire d'elle, c'est qu'elle a entièrement détruit ou est en train de détruire (car elle dure encore) tout ce qui, dans l'ancienne société, découlait des institutions aristocratiques et féodales, tout ce qui s'y rattachait en quelque manière, tout ce qui en portait, à quelque degré que ce fût, la moindre empreinte. Elle n'a conservé de l'ancien monde que ce qui avait toujours été étranger à ces institutions ou pouvait exister sans elles. Ce que la Révolution a été moins que toute autre chose, c'est un événement fortuit. Elle a pris, il est vrai, le monde à l'improviste, et cependant elle n'était que le complément du plus long travail, la terminaison soudaine et violente d'une oeuvre à laquelle dix générations d'hommes avaient travaillé. Si elle n'eût pas eu lieu, le vieil édifice social n'en serait pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus tard; seulement il aurait continué à tomber pièce à pièce au lieu de s'effondrer tout à coup. La Révolution a achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-même à la longue. Telle fut son oeuvre.

Il est surprenant que ce qui semble aujourd'hui si facile à discerner, restât aussi embrouillé et aussi voilà aux yeux les plus clairvoyants.

« Vous vouliez corriger les abus de votre gouvernement, dit le même Burke aux Français, mais pourquoi faire du nouveau ? Que ne vous rattachiez-vous à vos anciennes traditions ? Que ne vous borniez-vous à reprendre vos anciennes franchises? Ou, s'il vous était impossible de retrouver la physionomie effacée de la constitution de vos pères, que ne jetiez-vous les regards de notre côté ? Là vous auriez retrouvé l'ancienne loi commune de l'Europe. » Burke ne s'aperçoit pas que ce qu'il a sous les yeux, c'est la révolution qui doit précisément abolir cette ancienne loi commune de l'Europe; il ne discerne point que c'est proprement de cela qu'il s'agit, et non d'autre chose.

Mais pourquoi cette révolution, partout préparée, partout menaçante, a-t-elle éclaté en France plutôt qu'ailleurs ? Pourquoi a-t-elle eu chez nous certains caractères qui ne se sont plus retrouvés nulle part ou n'ont reparu qu'à moitié ? Cette seconde question mérite assurément qu'on la pose; son examen fera l'objet des livres suivants.
 
 

SUITE (Livre II)>

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