Hélène V******, 19 ans, célibataire
17 Août 2001 - 1er mars 2003

«- Tu ne m ‘as pas appelée pendant deux semaines...
- Oui, j’ai remarqué », dis-je. Et, à peine sortis de ma bouche, ces mots que j'ai prononcés avec un rictus ironique prennent toute leur saveur étrangement âcre ; je me sens déjà coupable, légèrement, suffisamment coupable, pressentant quelque chose à venir de plus grave, un châtiment peut-être. Voilà ce qui m'empêche de continuer ma phrase, qui me retient de couper court ou simplement de déjà me répandre en excuses, de plier d'avance pour empêcher toute confrontation brutale : ce sentiment que ce serait inutile car les jeux sont déjà faits. Etrange aussi, cette posture que je prends alors tout instinctivement, décidant de ne pas chercher à refuser le combat ; j'assume, déjà, tout ce qui pourra arriver, et la défaite, inéluctable.
Mais encore, au fond de moi-même, je souhaite qu'il n'y ait pas de défaite. Peut-être que l'on pourra éviter tout cela. Elle n'osera pas. J'en serai quitte pour quelques reproches.

Si tu veux, nous nous aimerons

Avec tes lèvres sans le dire

Pendant un instant, je suis tenté de rester muet, ou bien de faire l'idiot. Peut-être que si je ne dis rien, que je ne fais plus un geste, peut-être alors qu'on pourra en rester là. Tant que je ne montre pas que j'ai compris, je peux prolonger la grâce de cet instant où tout semble encore possible. Peut-être que tout ça ne comptera pas, et qu'on oubliera tout, ou bien qu'on en rira comme d'un jeu.
Mais non, c'est impossible. Il va falloir dire quelque chose. Je ne vais pas m'effondrer en larmes, et je ne peux pas parce que je ne comprend pas encore. En vérité, je suis déjà loin, extrêmement loin ; mon esprit s'enfuit à toutes jambes, ce n'est déjà plus qu'un point dans la chambre, dans la ville, le voilà qui essaie de me semer dans cette rue animée que tout à l'heure j'ai remontée en courant pour arriver ici. Il s'est évanoui dans la cour de cet immeuble ; il disparaît derrière ce gros nuage que j'aperçois par la fenêtre. Par un réflexe d'autodéfense, je n'existe plus, je me suis dissous, et avec moi l'univers entier, et Hélène aussi.
Il ne me reste plus que quelques phrases automatiques dans la bouche, de ces phrases qu'on a déjà entendues quelque part, et qui vont me servir à faire illusion de vie.

Je ris nerveusement. Elle dit de drôle de mots, dans lesquels on a du mal à discerner le vrai du faux. Elle me ménage, soudain. C’est assez agaçant. Je voudrais dire un tas de choses indicibles. Je crois qu’elle fait une connerie. Je le lui dis. Mais j’ajoute que je ne veux pas lutter. Voilà que j'ai trouvé un refuge à mon amour-propre ; voici que je me raccroche à cette logique, "fataliste mais lucide",  et désespérément, comme à une bouée de sauvetage. Parce qu’elle, de son côté, me tirerait plutôt vers le fond.

Mon sang s’échauffe légèrement, me distrait un moment de ma tristesse. Il faut anéantir tout espoir, je le sens, aussi doux et heureux puisse-t-il me sembler en ce moment. C'est la défaite, elle doit être absolue ; il faut battre en retraite, et tout brûler derrière soi. Amputer une bonne fois, définitivement.
Car que suis-je censé comprendre ?
Que je suis un objet ?

Je comprends surtout soudain qu’elle est moins intelligente que je ne l’avais cru jusque-là.
"Ses mines m’énervent. Elles m’ont toujours énervé, d’ailleurs. C’est plutôt étrange : comment n’en ai-je pas pris conscience plus tôt ?"
Je dois lutter pour m'en convaincre.
Je ne lutte pas. Ça n’en vaut pas la peine, me dis-je, en me mentant à moi-même pour me rassurer.
Il y a bien longtemps, au reste, que j’ai appris à ne pas lutter contre la force des choses, écris-je mentalement. C'est rassurant de se dire cela. De se dire que ce n'est rien du tout, que ça n'a pas tellement d'importance puisque d'ailleurs c'était de toutes façons inéluctable.

CEPENDANT...

Cependant, je suis à Rome. Je suis à Florence. Je suis sur la Riviera ; masi je suis, surtout, à l'île de Ré, et dans ce café de la rue Soufflot.
A présent je respire, avec l'ardeur d'un asthmatique qui sent la vie lui échapper, les odeurs de fleurs, de croissants et de thé ; il y a la mer, et il y a le goût du sel sous mes baisers, sur ta peau humide ; il y a des livres et leur parfum de vieux papier ; il y a le jour derrière les volets et ce n'est pas grave parce que je sècherai les cours ce matin. Et il y a tes pieds qui dépassent du duvet. Il y a le lobe de ton oreille que je voudrais mordiller. Il y a ton sommeil et je me sens fort près de toi, car je sais que je vais accomplir des choses héroïques, de grandes et de belles choses.
Je vis mille vies qui ne sont pas les miennes, qui ne sont plus les miennes ; je m'enivre de leur présence, de leur proximité presque palpable, tant qu'il est encore temps, tant qu'Hélène est ici, avec moi dans cette chambre, et que -je le sens maintenant, c'est la dernière fois que je la vois, la dernière fois que je la touche.

J’en vomirais. Sur le moment, je pense surtout à la souffrance que cela m'infligerais, de la voir sans pouvoir plaisanter vraiment, ni caresser ses cheveux, ni toucher son bras ou simplement l'embrasser, ni la regarder dans les yeux, pour jouer, sans avoir vraiment peur. Bien entendu, pas question de ménager son amour-propre en jouant les amants malheureux et transis. Hélène, je ne t'ai jamais connue autrement que comme Hélène dont je suis amoureux. A présent, puisque je ne peux plus t'aimer, il va falloir te faire disparaître ; oh, je vais t’oublier bien vite, Hélène. Je vais essayer ; mais je ne veux plus te voir, je ne peux pas te voir "en ami".

Mon amour-propre est préservé, du moins en apparence ; en tous cas, je sauve les meubles.

Ah, nom de Dieu, que c’est rageant.
Sans rire, Hélène, c’est avec toi que je voulais vivre...
Oh, je sais bien que je n’ai pas toujours été génial comme copain, loin s’en faut... Je suis assez insupportable, même. Et finalement assez peu dynamique. Pas assez riche pour n’avoir peur de rien. Pas assez pauvre non plus pour n'avoir rien à perdre. Et ce n'est pas simplement une question d'argent.

Et je ne te conviens plus. Je suis ce yaourt périmé -peut-être plein de salmonelles.

On ne s’aime plus, alors.

S.


Duane Michals - This Photograph is my Proof, 1974

"This photograph is my proof. There was that afternoon when things were still good between us, and she embraced me, and we were so happy. It did happen. She did love me . Look, see for yourself ! " - Duane Michals

 

 

 

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